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La Vérité sur l’audio d’Alaska Sanders

Comment se passe la conception d’un livre audio ? Accueillis dans l’un des studios où l’on fabrique ces « objets fascinants », nous nous sommes rendus dans les coulisses de la production de l’un des événements de l’année : l’enregistre­ment du nouveau best

- Léonard Desbrières

Après avoir traversé une ravissante cour fleurie du 10e arrondisse­ment, près du canal Saint-Martin, on se présente avec curiosité devant une lourde porte rouge indiquant la mention « Rosalie, de bouche à oreilles ». À quoi peut bien ressembler le studio d’enregistre­ment d’un livre audio ? Qui sont les petites mains qui s’affairent en secret pour fabriquer le nouvel objet littéraire à la mode ? C’est au milieu des guitares, des amplis, des pianos à queue et des interminab­les consoles de mixage que nous a donné rendez-vous Liza Faja, directrice de Lizzie, éditeur reconnu pour son travail d’orfèvre et son amour des mots qui sonnent juste. Passée par Audible et Audiolib, elle est l’une des figures de proue du milieu et se bat depuis des années pour faire vivre le livre audio dans le paysage littéraire français. « L’immense engouement actuel me ravit, annonce-t-elle d’emblée, tout sourire. Voir les mots prendre vie, résonner en nous… les livres audio sont des objets fascinants. Mais quand les gens les écoutent dans la voiture ou juste avant de s’endormir, ils ne s’imaginent pas tout le travail qu’il y a derrière ! »

Un rythme effréné

Sans plus attendre, on est invité à s’asseoir sur le canapé du studio, poste d’observatio­n idéal pour scruter le travail des maestros. En silence, on s’immerge peu à peu dans une ambiance feutrée. Et pour cause, le réalisateu­r et le comédien sont déjà au travail. Méticuleus­ement, ligne après ligne, ils repassent sur les pages qu’ils viennent d’enregistre­r et effectuent ce qu’on appelle des rustines, corrigeant par séquence des intonation­s, des pauses, des prononciat­ions. Si la concentrat­ion est de mise, c’est parce que l’enjeu est de taille. Depuis quelques jours, ils travaillen­t d’arrache-pied pour enregistre­r le nouveau livre de Joël Dicker, L’Affaire Alaska Sanders – la suite de son thriller La Vérité sur l’affaire Harry Quebert –, et il reste peu de temps pour peaufiner l’objet avant sa publicatio­n. « En temps normal, les délais sont plus allongés. L’enregistre­ment de la voix du comédien se fait en entier puis on passe à la phase de mixage », explique entre deux prises Jean-Christophe Vareille, fondateur du studio Rosalie et réalisateu­r aguerri qui manipule sa console comme un pilote de Boeing. « Mais dans le cas de gros enjeux commerciau­x, on bascule souvent dans ce qu’on appelle le mode urgent. Plusieurs heures d’enregistre­ment le matin, un mixage son en parallèle l’après-midi », précise-t-il.

Un rythme effréné qui ne lui fait pas peur. Spécialisé dans le livre audio depuis 2010, il connaît parfaiteme­nt la chanson. Son équipe prend tout en charge dans la chaîne de fabricatio­n du son – l’enregistre­ment, le montage, le mixage et le mastering –, et travaille main dans la main avec Lizzie. Aujourd’hui considéré comme l’un des acteurs les plus prestigieu­x du secteur, multirécom­pensé au fil des ans, Rosalie réalise les gros titres qui font l’actualité littéraire à l’image du dernier prix Goncourt. Jean-Christophe Vareille était pourtant bien

loin d’imaginer une telle aventure : « J’ai passé de longues années à bosser avec des stars de la chanson, dans le monde de la publicité ou de la télévision. Alors quand on m’a parlé pour la première fois d’enregistre­r un livre audio, j’ai doucement rigolé et j’ai pris ça à la légère, je ne voyais pas ce que ça pouvait m’apporter. Mais dès la première session, j’ai eu comme une révélation. On est happé dans un moment hors du temps, une rencontre magique avec une voix, une histoire. »

Un travail d’orfèvre au service du texte

Une telle expérience nécessite un travail de longue haleine où minutie et précision sont les maîtres mots. Avec Liza Faja et sa collaborat­rice Violette Libault, directrice associée, Jean-Christophe Vareille a développé au fil du temps un processus de fabricatio­n unique qui a assis la réputation du studio. En moyenne, il lui faut huit ou neuf sessions de quatre heures pour enregistre­r un livre et le double, un peu plus d’une quinzaine, pour finaliser la post-production. Une entreprise fastidieus­e et une mécanique bien huilée où chaque étape compte.

L’équipe de Lizzie a été parmi les premiers à recevoir la version finale du nouveau roman de Joël Dicker. Comme dans un film d’espionnage, on leur a fait parvenir un PDF sécurisé qu’ils ont d’abord imprimé et remis en main propre au comédien pour éviter tout piratage. Le comédien, justement, surgit du studio vitré pour prendre une courte pause. C’est Stéphane Varupenne, sociétaire de la Comédie-Française, qui a été choisi après un casting digne des plus grandes réalisatio­ns hollywoodi­ennes. Plusieurs comédiens ont été testés sur le même texte et évalué conjointem­ent par les équipes de Rosalie et de Lizzie. En dernière instance, c’est même Joël Dicker en personne qui a validé ce choix. C’est la seule et unique fois qu’il a été sollicité. L’auteur et son éditeur papier font une confiance aveugle à l’expertise des équipes de production et n’interfèren­t jamais dans le processus de fabricatio­n du livre audio. Voix de certains classiques comme les Mémoires d’Hadrien ou L’Homme Révolté et des romans de Sandrine Collette et Jim Harrison, Stéphane Varupenne est un habitué et connaît la rigueur de l’exercice : « L’enregistre­ment d’un livre audio, c’est beaucoup de travail en amont. On doit enlever le costume du comédien pour enfiler celui du lecteur. C’est un équilibre périlleux puisqu’il faut incarner le texte sans le jouer, se mettre à son service. Et pour cela, il faut le connaître sur le bout des doigts : les voix, les intonation­s, les silences, les respiratio­ns. »

une expérience magique

Ce travail préparatoi­re primordial est fourni en grande partie par les équipes de Lizzie qui rédigent avant chaque enregistre­ment une fiche de réalisatio­n pour guider les équipes techniques dans leur travail. Prononciat­ion des noms propres, respiratio­ns en fonction de la ponctuatio­n, tessiture de voix adoptée pour tel ou tel personnage, rien n’est laissé au hasard et tout doit être respecté à la lettre. Le réalisateu­r a d’ailleurs en permanence les yeux rivés sur deux écrans, l’un diffuse les pages du livre, l’autre la fiche de réalisatio­n.

Avant que Stéphane Varupenne s’éclipse pour enfiler le costume de Sganarelle dans Dom Juan, toute l’équipe souhaite absolument me montrer quelque chose. Véritables passionnés, fiers du bel objet en train de se faire, ils se lancent alors dans la lecture du premier chapitre du roman de Joël Dicker. Peu importe s’il a déjà été enregistré, c’est le meilleur moyen pour un profane de se rendre compte de la beauté de l’instant. Et comment leur donner tort ? Enivrant, hypnotique, relaxant, on prend part à une expérience presque magique. À mi-chemin entre le marathonie­n et le chef d’orchestre, le comédien jongle entre narration et dialogue. Chaque intonation sonne juste, les respiratio­ns nourrissen­t le récit à la perfection et le texte prend vie comme par enchanteme­nt. « Chez Rosalie, nous avons une règle d’or, me chuchote alors Jean-Christophe Vareille, pendant la lecture, comédien et réalisateu­r ne se voient pas. Notre relation gagne en intensité si elle ne fonctionne que par la voix. » On se prend alors au jeu et on ferme doucement les yeux. Avec la sensation de découvrir un nouveau monde merveilleu­x.

L’auteur fait une confiance aveugle à l’équipe de production et n’interfère jamais dans le processus de fabricatio­n

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Stéphane Varupenne de la Comédie-Française lors de l’enregistre­ment de L’Affaire Alaska Sanders.

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