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« Je suis fidèle et infidèle aux livres »

C’est avec Christine Angot que Claire Denis a écrit son nouveau film, Avec amour et acharnemen­t, l’histoire d’un couple qui vacille. Ou plutôt, elle a utilisé certaines scènes d’un roman de l’écrivaine. Car la réalisatri­ce a toujours eu une façon singuliè

- Propos recueillis par Éric Libiot

Vous avez régulièrem­ent travaillé avec des écrivaines – Emmanuèle Bernheim, Marie NDiaye, Christine Angot –, mais aussi adapté des romans, écrit avec un dramaturge, Jean-Pol Fargeau… Quel est votre rapport à l’écriture ?

Claire Denis. Mes films naissent rarement d’un livre, plutôt d’une rencontre, d’une musique, d’un fait divers… Mais parfois, une lecture peut accélérer le processus de création. En travaillan­t d’abord avec Jean-Pol, je me suis rendu compte du plaisir d’écrire à deux. On peut rire, échanger, prendre de la distance et surtout lire à haute voix pour l’autre. On entend immédiatem­ent si un dialogue ou une scène fonctionne ou pas. Mais il m’a fallu tout de même un peu de temps pour penser que je pouvais adapter un livre. C’est grâce à Emmanuèle Bernheim. Nous travaillio­ns à un scénario d’un film d’époque qui n’avançait pas. J’en avais marre. Elle m’a demandé : « Mais tu veux quoi ? » Je voulais juste un homme, une femme, un décor, une histoire simple. Elle a ri et m’a dit qu’elle venait justement de finir un roman. Je le lis. C’était Vendredi soir. Exactement ce que je cherchais. Je n’ai même pas pensé à changer quoi que ce soit. C’était une expérience très joyeuse. J’ai adapté le livre à la durée d’un film en pensant aux deux acteurs, Valérie Lemercier et Vincent Lindon. L’écriture d’Emmanuèle m’a beaucoup aidée : peu d’adjectifs, des phrases courtes, de l’observatio­n. J’ai essayé de réaliser le film ainsi.

Vous avez ensuite écrit avec Marie NDiaye l’un de vos plus beaux films, White Material.

C.D. Sachant que je connaissai­s Marie et que j’aimais ses livres, mon producteur m’a incitée à travailler avec elle. On s’est retrouvées autour de Maria, le personnage incarné par Isabelle Huppert, plongée dans une guerre civile en Côte d’Ivoire, qui n’a pas officielle­ment éclaté. Marie n’avait jamais collaboré à un film, mais elle avait écrit des pièces de théâtre et des livres. Dans sa façon d’écrire, les mots sont à la fois précis, tranquille­s, coupants. Avec Marie, on pouvait se dire les choses. Il faut se parler pour écrire des images. Quand elle écrivait le dialogue de Maria qui s’adresse à son fils, je voyais ce fils assis sur le lit, je voyais Maria debout, excédé par lui… Les scènes qu’on ne voit pas ne tiennent pas la route. Elles ne sont pas forcément mal écrites, mais je ne sais pas comment les tourner.

Comment s’est passée la collaborat­ion avec Christine Angot pour Un beau soleil intérieur et Avec amour et acharnemen­t ?

C.D. J’ai d’abord réalisé un court-métrage à partir d’un texte écrit par Christine pour France Culture à Avignon, Voilà l’enchaîneme­nt : un homme, une femme, un couple qui se déchire. J’ai réalisé d’autres films et, un jour, on me propose d’adapter Fragments du discours amoureux de Roland Barthes. Je réfléchis, et je décline : le livre est trop lié à ma jeunesse. J’en parle avec Christine, qui n’a pas tellement envie de participer à des scénarios. Elle me dit que nous pourrions écrire nos propres « fragments ». Juliette Binoche a eu vent du projet et on a imaginé l’histoire amoureuse de cette femme par fragments, c’est le film Un beau soleil intérieur. Mon projet suivant, que je devais tourner au Panama, s’est arrêté à cause de la pandémie. L’idée germe de réaliser un film très vite, à Paris avec Vincent Lindon et Juliette Binoche, qui n’avaient jamais tourné ensemble. Christine ne pouvait pas nous rejoindre car elle travaillai­t à son roman Un tournant de la vie [une femme, en couple, revoit son ancien amant], mais elle me propose de lire les pages déjà écrites. C’est devenu Avec amour et acharnemen­t. Je ne peux pas dire que j’ai adapté le roman parce qu’il est à la première personne. J’y suis fidèle et infidèle. J’ai fabriqué un montage des scènes qu’elle me donnait et j’ai rajouté une autre chronologi­e car je voulais que le couple ait une vie avant les retrouvail­les avec l’ancien amant.

Quand vous dites « fidèle et infidèle », il semble que ce soit à chaque fois un peu la même chose…

C.D. Un livre est un déclencheu­r. On peut y piquer des choses. Beau travail, par exemple, est très librement, ou très peu, adapté du roman inachevé d’Herman Melville, Billy Budd. Son auteur se demande ce que signifie « être étranger ». J’ai gardé cette question et immédiatem­ent pensé à la légion étrangère à Djibouti. J’y ai vécu enfant. Là-dessus s’est rajoutée une phrase de William Faulkner, dont les livres m’ont toujours impression­née : « La vie, c’est de la fornicatio­n et du sang. » Tout à coup, on sent que quelque chose peut arriver. Voilà où peut me mener un mot.

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 ?? ?? Avec amour et acharnemen­t, de Claire Denis, avec Vincent Lindon, Juliette Binoche, Grégoire Colin… En salles le 31 août.
Avec amour et acharnemen­t, de Claire Denis, avec Vincent Lindon, Juliette Binoche, Grégoire Colin… En salles le 31 août.
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Vincent Lindon et Juliette Binoche interprète­nt un couple qui vacille dans Avec amour et acharnemen­t.

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