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La momie prodigieus­e

Fasciné par un fait divers des années 1980, le virtuose auteur du Dossier M se lance dans une incroyable enquête. Une plongée dans la noirceur de cette âme suicidée, comme un contrepoin­t de la sienne.

- Jean Hurtin

Elle s’appelait Marcelle Pichon, ex-mannequin chez le couturier Jacques Fath. En 1985, cette femme de 64 ans s’est laissée mourir de faim dans son appartemen­t parisien, et a tenu le journal de son agonie. La presse a un peu parlé de ce fait divers, une fois que le corps momifié a été découvert dix mois plus tard. Le jeune Grégoire Bouillier a été frappé à l’époque par cette histoire entendue à la radio, sans en retenir les détails, et il y a souvent repensé. Or, trois décennies plus tard, alors qu’il est désoeuvré pour cause de mise au chômage subite, il retombe par hasard sur l’affaire ; il y voit un signe du destin et, n’ayant pas de chantier littéraire en cours, il se lance dans des recherches. Archives de presse, INA, sites de généalogie, visites sur place, il ne compte pas ses heures, et se transforme bientôt en une sorte d’enquêteur monomaniaq­ue, obsédé par Marcelle. Pour s’amuser, il s’invente un double, un personnage de détective appelé Baltimore. Ce détective est secondé – comme il se doit – par une Watson au féminin, une jeune femme narquoise qui parle d’elle à la troisième personne et qui répond au doux nom de Penny.

Le roman est le récit des investigat­ions de ce duo sur les traces de Marcelle Pichon. Bouillier/Baltimore donne tous les détails de ses découverte­s, il ouvre et parcourt tous les dossiers, il suit toutes les pistes méticuleus­ement, jusqu’au bout. De là le format hors norme du livre, un pavé de 900 pages, comparable à un parallélép­ipède massif. On a beau savoir que Bouillier est un habitué des romans fleuves, comme en témoignent les deux énormes volumes de son Dossier M, on ne peut pas s’empêcher d’être un peu intimidé au début, et de craindre le pensum… À tort, car on ne s’ennuie jamais dans cette enquête au long cours. D’une part, le découpage visuel des paragraphe­s, aérés sur la page par des sauts de ligne bien repérables, permet de survoler facilement les passages un peu fastidieux, tels que les longues descriptio­ns historique­s. D’autre part et surtout, l’auteur fait montre tout au long du roman d’une inventivit­é sans bornes, qui lui permet de transforme­r son travail en ovni littéraire et de surprendre à chaque page. Il injecte ici et là dans son enquête des morceaux de fiction, des digression­s, qui se répondent d’un bout à l’autre du récit. Les recherches sur Marcelle, son époque et son milieu, se gonflent de réflexions sur le livre en train de se faire ; ce livre devient ainsi une sorte de méta-roman, une enquête sur l’écriture et sur la littératur­e, truffée d’hypothèses et de gadgets, notamment une magnifique collection d’exergues de chapitres plus qu’improbable­s (grands auteurs, petits auteurs, répliques de séries, graffitis), qui inspirent à Bouillier l’idée d’un roman dont on retirerait la chair, pour ne laisser justement que les exergues. Le livre finit par déborder au-delà du texte pur, puisqu’il inclut des photos et des documents (y compris un dessin original signé Fabcaro, réalisé à sa demande). Il déborde même au-delà du volume proprement dit, puisque Bouillier met à la dispositio­n du lecteur un site internet qui reprend l’ensemble du dossier, comme il l’avait fait pour Le Dossier M1.

En plus de se doubler d’un commentair­e sur l’écriture du livre, Le Coeur ne cède pas mêle aussi des éléments autobiogra­phiques, d’abord latéraux, puis bientôt centraux dans

l’économie générale du projet. Car l’obsession de Bouillier pour Marcelle Pichon, qu’il n’a pas connue et avec laquelle il n’a aucun rapport, n’est évidemment pas gratuite : comme il le devine assez vite, il y a forcément là-dessous des motivation­s cachées, des liens invisibles, quasi mystiques (« C’est elle qui m’a choisi et je suis son obligé ») qui expliquent pourquoi cette histoire le dévore. « Marcelle, écrit-il, n’est pas le sujet de notre enquête », alors même qu’il n’a parlé que d’elle pendant des centaines de pages. Plus loin, il ajoute : « Incroyable tout de même comme la vie de Marcelle Pichon n’a cessé de me renvoyer à la mienne. » Voilà la clé, du moins l’une des clés : Marcelle est un miroir, une manière détournée de dérouler le fil de ses propres secrets de famille. Une autre clé, plus énigmatiqu­e, figure dans cette phrase : « Depuis le début, il ne s’agit que d’une chose : transforme­r l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle. » On laissera au lecteur le soin d’interpréte­r cette sentence opaque et saisissant­e, nichée au coeur de ce roman total, objet littéraire à la fois ludique et tragique, assurément l’un des livres les plus originaux et ambitieux de cette rentrée.

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 ?? ?? ★★★★★ LE COEUR NE CÈDE PAS GRÉGOIRE BOUILLIER 904 P., FLAMMARION, 26 €. EN LIBRAIRIES
LE 31 AOÛT.
★★★★★ LE COEUR NE CÈDE PAS GRÉGOIRE BOUILLIER 904 P., FLAMMARION, 26 €. EN LIBRAIRIES LE 31 AOÛT.

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