Choc d’existences
Trois livres éclairants nous aident à décrypter la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, un conflit existentiel de part et d’autre.
On connaît l’argumentaire des pro-Poutine face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie : tout dériverait d’une « trahison de l’Occident » qui, après avoir « promis » à la Russie post-soviétique une stabilité géostratégique, aurait peu à peu grignoté son « étranger proche », soit son ancien glacis d’alliés (ou de pures possessions), jusqu’à menacer sa défense – le dernier clou du cercueil venant des « menées antirusses » visant à attirer l’Ukraine dans l’Otan. Ce « narratif » a sa pertinence – notamment pour ce qui en va de l’accès vital de la Russie à la mer Noire. Mais il est bancal, puisqu’il n’y a jamais eu de « promesse », du moins écrite, des Occidentaux, et que l’Otan a rejeté en 2008 la demande d’adhésion formulée par le gouvernement ukrainien d’alors… Et au nom de quel « droit » la Russie garderait-elle d’anciens privilèges, au détriment de populations qui les rejettent ? Le fait que les
Poutiniens aient été pris de court par la dite « opération militaire spéciale » de la Russie en Ukraine, a priori irrationnelle et qui s’est avérée, face à l’Otan, contre-productive, suggère que les enjeux géostratégiques ne sauraient à eux seuls en rendre compte.
Dans un gros ouvrage passionnant sur la politique étrangère russe depuis le tournant gorbatchévien des années 1980, Le Géant empêtré, la chercheuse Anne de Tinguy ouvre une autre piste de réflexion, peut-être plus essentielle. Gorbatchev puis Eltsine ont cherché à faire rentrer la Russie dans un jeu diplomatique apaisé, le premier en tentant de rénover le communisme, le second en pratiquant une « thérapie de choc » ultralibérale. Les deux ont échoué : le communisme a implosé et le libéralisme a provoqué une crise sociale abyssale. La Russie, au final, s’est affaiblie intérieurement et extérieurement. À son arrivée au pouvoir en 2000, Poutine a poursuivi cette politique. Aidé par la hausse des prix du pétrole, il a redressé la situation intérieure, d’où sa popularité. Mais il a été impuissant à contrer les velléités d’émancipation dans l’ex-Empire soviétique. D’où son sentiment d’avoir été « floué », et son retour à une militarisation censée rétablir l’ordre ancien. On peut parler ici de fuite en avant néo-impériale. Celle-ci n’a en soi rien d’aberrant. L’Histoire n’a-t-elle pas été aussi faite par des conquérants ? Dans le cas de la Russie actuelle, le problème est toutefois de savoir si elle a les moyens d’une telle stratégie. Comme le rappelle Anne de Tinguy, le géant russe est, sur le plan économique, un lilliputien. Il a le même PIB que l’Espagne ! Et celui-ci repose en majorité sur la rente fournie par les ventes de pétrole, de gaz et autres matières premières, fluctuante selon la conjoncture mondiale. Ce décalage entre un rêve de puissance et une réalité à la traîne favorise les aventures armées et l’oppression des populations concernées. Pour ce qui est de l’Ukraine, un récit est censé évacuer cet écueil. Comme l’a écrit Poutine dans un long « essai historique »*, Russes et Ukrainiens formeraient « un même peuple », issu d’un berceau commun – la Rous’médiévale de Kiyv : ils relèveraient donc d’un même « monde russe » tripartite, formé par les Russes de Russie, les Biélorusses et les Ukrainiens de la « Petite Russie », qui ne sauraient vivre qu’en une étroite symbiose et qu’il s’agirait par conséquent de « réunifier ».
DEUX VISIONS INCONCILIABLES
Or, ainsi que l’explique l’Autrichien Andreas Kappeler dans son formidable Russes et Ukrainiens, ce récit procède d’une réécriture de l’Histoire : il n’y a pas, d’abord, de filiation directe entre le Royaume de Kyiv et la Russie moscovite, qui, du xive au xviie, se sont développés séparément ; la partie occidentale de l’Ukraine actuelle a, ensuite, toujours été européenne – ce qui fait que, jusqu’au xviiie, c’est l’Ukraine qui a apporté l’Occident à la Russie, et non l’inverse. Elle n’a donc rien du « petit frère » que l’aîné russe doit guider sur la voie du progrès et remettre dans le droit chemin… La nation ukrainienne a beau être récente, elle existe depuis des siècles comme conscience du peuple de former une entité singulière ; mais elle a été minée autant par la « colonisation intérieure » de la Russie, tsariste puis soviétique, que par sa proximité culturelle et linguistique
avec elle. Sauf que cette proximité n’est pas aussi absolue que l’affirme Poutine et que ces deux éléments ne se recoupent pas.
Dans un petit essai vif, Jamais frères ?, la Russo-Ukrainienne Anna Colin Lebedev qualifie ainsi les identités linguistiques en Ukraine à la fois de « marquées » – l’ukrainien est aussi différent du russe que le portugais du français – et de « fluides », les Ukrainiens passant sans cesse d’un idiome à l’autre, pouvant être russophones sans être russophiles, et vice versa, etc. Un mixage qui réfute l’idée que l’Est (le Donbass) et le Sud de l’Ukraine seraient des terres « historiquement russes », et qu’une solution au conflit pourrait résider en une partition du pays. Or, celle-ci est aussi inacceptable pour les Ukrainiens que le serait une défaite pour la Russie de Poutine. Il en va pour les deux parties de leur existence même. Et c’est ce choc qui rend cette guerre si périlleuse et plonge l’Europe dans un terrible dilemme : sacrifier les Ukrainiens contre du gaz russe, mais sans certitude que celui-ci ne fasse pas l’objet d’un chantage ultérieur, ou bien les soutenir en en endurant les conséquences et en cherchant tant bien que mal à en tirer du positif. Le choix est cornélien, mais, comme l’enseigne l’Histoire, le « réalisme » à tous crins ne s’est pas toujours révélé à long terme un bon calcul. Et il empêche de pouvoir se regarder sereinement dans une glace…
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