Douleurs menthe à l’eau
Les conseils du kinésithérapeute roi des réseaux sociaux Major Mouvement font un tabac en librairies. Avec un sens très personnel des métaphores…
Àchaque génération, son ami imaginaire. Au tournant du millénaire, les Nippons nous avaient offert le Tamagotchi. Vingt-cinq ans plus tard, les enfants ont grandi et leur pote s’appelle Grégoire. Bobo musculeux à la barbe follette, Greg a le sourire craquant, la bretelle avantageuse et le tee-shirt Zelenskyi; un sosie du jeune caviste sympa qui vous a vendu ce petit vin nature des coteaux d’Auvergne, avant-hier (« promis, y pique pas ! »). Contrairement au Tamagotchi, Grégoire ne vous appartient pas et il faudra le partager : vous êtes même un million et demi à le suivre sur les réseaux sociaux. Mais Grégoire est prodigue en amitié. Et en conseils. D’ailleurs, maintenant, il écrit !
Vous avez mal quelque part et ne savez quoi faire ? Ouvrez son Grand Guide Major Mouvement pour soigner vos douleurs. Ce kiné virtuel « attachant, drôle et parfois un peu naïf » aura réponse à tous vos maux. Avec photos, schémas, croquis et jeux de mots à la clé. Lumbago, hernie discale, luxation, tendinite, psoas, pubalgie, scoliose, bronchiolite : il n’est de mal que Greg ne sache dompter. Surtout, il sait les métaphores qui éclairent. Ainsi nous apprend-il à dénicher notre périnée : « Tenez-vous droit, devant un miroir, et imaginez que vous retenez un léger gaz. Pas en serrant les fesses pour empêcher un suppo de rentrer ! Juste empêcher un léger gaz de sortir. » Déjà tout va mieux, non ? Grégoire aussi va mieux, car son livre caracole en tête des ventes. En première page de son ouvrage, au-dessus du copyright, en tout petits caractères, on remarquera cet avertissement : « Les exercices présentés dans ce livre ne valent pas pour consultation. Si des douleurs apparaissent, il faut consulter un professionnel de santé. » Rien ne remplace les vrais amis.
Quelques commentateurs politiques découvrent que les législatives de juin n’ont pas été remportées par la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), mais, avec ses 89 élus, par le Rassemblement national (RN) ! À considérer les lieux où la bascule s’est opérée, on retrouve cette « France périphérique » dont le géographe Christophe Guilluy, inventeur de la notion, nous entretient depuis vingt ans: les petites et moyennes villes anciennement à dominante industrielle, le monde rural et le périurbain pavillonnaire. Son dernier essai, Les Dépossédés, n’ajoute quasiment rien aux précédents. Le livre est un long monologue rageur ponctué des constats usuels sur la sécession des élites, le règne des bobos, la trahison de la gauche, etc., et d’exagérations – comme l’idée qu’avec les nouvelles normes environnementales pour les voitures les grandes villes renoueraient avec la pratique de l’« octroi », un droit d’entrée ! Côté solution, on en reste à un vague appel à « remettre au centre le mode de vie » des tout aussi vagues « gens ordinaires ». Et leur vote pro-RN ne s’y voit jamais vraiment analysé. À chaque occurrence de la question, il botte en touche…
UNE ÉNIGME POLITIQUE
François Ruffin n’a pas, lui, de ces préventions. Normal: il est l’animateur de ceux qui, à La France insoumise (LFI), se désolant de voir leur gauche perdre du terrain dans les campagnes et les petites villes alors qu’elle explose dans les métropoles et leurs cités, rêvent de rassembler « les enfants d’immigrés dans les quartiers et [les] “blancs” des France périphériques ». À juste titre, il note, dans Je vous écris du front de la Somme, que les partis plébiscités par ces dernières ne sont « sociaux » que dans leur discours. Le RN n’écarte-t-il pas toute taxation des superprofits des entreprises induits par l’inflation? Comme député, il ne peut en même temps que relayer les attaques de ses administrés contre l’assistanat. En cumulant les aides d’État, les « cas soc’ » (cas sociaux) vivraient mieux qu’eux – ce qui est faux, bien sûr. Ruffin en conclut que la gauche a un problème avec la « valeur travail », et il se lance dans un interminable prêchi-prêcha moralisateur sur sa réhabilitation, avec rejet du revenu universel.
Comme souvent, c’est dans les marges de ces livres qu’on glane les notations les plus intéressantes. Guilluy, ainsi, fait mouche quand il évoque le « mépris de classe » auquel sont confrontés, dans les médias et la sociologie officielle, les membres de la France périphérique.
Et Ruffin renchérit en rapportant le propos d’un politiste, reliant leur attachement à Marine Le Pen au fait qu’elle aussi soit ostracisée. Bref, pour percer l’énigme politique de la France périphérique – laquelle est assez lucide pour savoir que le RN n’offre aucune vraie réponse à son malaise et que le multiculturalisme est indélogeable puisque déjà là –, il faudrait l’audace théorique d’un Jean Baudrillard dans sa brochure de 1978, À l’ombre des majorités silencieuses : ce qui la rend aussi insaisissable, c’est sa désespérance insondable, son nihilisme même, qui, faute de débouché, la pousse à faire ironiquement « tourner en bourrique » la société et qui n’est que le revers de décennies de gestion à courte vue dans l’oubli de tout souci à long terme d’une harmonie collective. Ne serait-elle donc, au final, que l’indice de cette catastrophe qu’est la disparition du politique ?