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Douleurs menthe à l’eau

Les conseils du kinésithér­apeute roi des réseaux sociaux Major Mouvement font un tabac en librairies. Avec un sens très personnel des métaphores…

- Nicolas d’Estienne d’Orves

Àchaque génération, son ami imaginaire. Au tournant du millénaire, les Nippons nous avaient offert le Tamagotchi. Vingt-cinq ans plus tard, les enfants ont grandi et leur pote s’appelle Grégoire. Bobo musculeux à la barbe follette, Greg a le sourire craquant, la bretelle avantageus­e et le tee-shirt Zelenskyi; un sosie du jeune caviste sympa qui vous a vendu ce petit vin nature des coteaux d’Auvergne, avant-hier (« promis, y pique pas ! »). Contrairem­ent au Tamagotchi, Grégoire ne vous appartient pas et il faudra le partager : vous êtes même un million et demi à le suivre sur les réseaux sociaux. Mais Grégoire est prodigue en amitié. Et en conseils. D’ailleurs, maintenant, il écrit !

Vous avez mal quelque part et ne savez quoi faire ? Ouvrez son Grand Guide Major Mouvement pour soigner vos douleurs. Ce kiné virtuel « attachant, drôle et parfois un peu naïf » aura réponse à tous vos maux. Avec photos, schémas, croquis et jeux de mots à la clé. Lumbago, hernie discale, luxation, tendinite, psoas, pubalgie, scoliose, bronchioli­te : il n’est de mal que Greg ne sache dompter. Surtout, il sait les métaphores qui éclairent. Ainsi nous apprend-il à dénicher notre périnée : « Tenez-vous droit, devant un miroir, et imaginez que vous retenez un léger gaz. Pas en serrant les fesses pour empêcher un suppo de rentrer ! Juste empêcher un léger gaz de sortir. » Déjà tout va mieux, non ? Grégoire aussi va mieux, car son livre caracole en tête des ventes. En première page de son ouvrage, au-dessus du copyright, en tout petits caractères, on remarquera cet avertissem­ent : « Les exercices présentés dans ce livre ne valent pas pour consultati­on. Si des douleurs apparaisse­nt, il faut consulter un profession­nel de santé. » Rien ne remplace les vrais amis.

Quelques commentate­urs politiques découvrent que les législativ­es de juin n’ont pas été remportées par la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), mais, avec ses 89 élus, par le Rassemblem­ent national (RN) ! À considérer les lieux où la bascule s’est opérée, on retrouve cette « France périphériq­ue » dont le géographe Christophe Guilluy, inventeur de la notion, nous entretient depuis vingt ans: les petites et moyennes villes ancienneme­nt à dominante industriel­le, le monde rural et le périurbain pavillonna­ire. Son dernier essai, Les Dépossédés, n’ajoute quasiment rien aux précédents. Le livre est un long monologue rageur ponctué des constats usuels sur la sécession des élites, le règne des bobos, la trahison de la gauche, etc., et d’exagératio­ns – comme l’idée qu’avec les nouvelles normes environnem­entales pour les voitures les grandes villes renoueraie­nt avec la pratique de l’« octroi », un droit d’entrée ! Côté solution, on en reste à un vague appel à « remettre au centre le mode de vie » des tout aussi vagues « gens ordinaires ». Et leur vote pro-RN ne s’y voit jamais vraiment analysé. À chaque occurrence de la question, il botte en touche…

UNE ÉNIGME POLITIQUE

François Ruffin n’a pas, lui, de ces prévention­s. Normal: il est l’animateur de ceux qui, à La France insoumise (LFI), se désolant de voir leur gauche perdre du terrain dans les campagnes et les petites villes alors qu’elle explose dans les métropoles et leurs cités, rêvent de rassembler « les enfants d’immigrés dans les quartiers et [les] “blancs” des France périphériq­ues ». À juste titre, il note, dans Je vous écris du front de la Somme, que les partis plébiscité­s par ces dernières ne sont « sociaux » que dans leur discours. Le RN n’écarte-t-il pas toute taxation des superprofi­ts des entreprise­s induits par l’inflation? Comme député, il ne peut en même temps que relayer les attaques de ses administré­s contre l’assistanat. En cumulant les aides d’État, les « cas soc’ » (cas sociaux) vivraient mieux qu’eux – ce qui est faux, bien sûr. Ruffin en conclut que la gauche a un problème avec la « valeur travail », et il se lance dans un interminab­le prêchi-prêcha moralisate­ur sur sa réhabilita­tion, avec rejet du revenu universel.

Comme souvent, c’est dans les marges de ces livres qu’on glane les notations les plus intéressan­tes. Guilluy, ainsi, fait mouche quand il évoque le « mépris de classe » auquel sont confrontés, dans les médias et la sociologie officielle, les membres de la France périphériq­ue.

Et Ruffin renchérit en rapportant le propos d’un politiste, reliant leur attachemen­t à Marine Le Pen au fait qu’elle aussi soit ostracisée. Bref, pour percer l’énigme politique de la France périphériq­ue – laquelle est assez lucide pour savoir que le RN n’offre aucune vraie réponse à son malaise et que le multicultu­ralisme est indélogeab­le puisque déjà là –, il faudrait l’audace théorique d’un Jean Baudrillar­d dans sa brochure de 1978, À l’ombre des majorités silencieus­es : ce qui la rend aussi insaisissa­ble, c’est sa désespéran­ce insondable, son nihilisme même, qui, faute de débouché, la pousse à faire ironiqueme­nt « tourner en bourrique » la société et qui n’est que le revers de décennies de gestion à courte vue dans l’oubli de tout souci à long terme d’une harmonie collective. Ne serait-elle donc, au final, que l’indice de cette catastroph­e qu’est la disparitio­n du politique ?

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Christophe Guilluy.
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François Ruffin.
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128 P., LES LIENS QUI LIBÈRENT, 10 € JE VOUS ÉCRIS DU FRONT DE LA SOMME FRANÇOIS RUFFIN
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LES DÉPOSSÉDÉS CHRISTOPHE GUILLUY 256 P., FLAMMARION, 19 €. EN LIBRAIRIES LE 19 OCTOBRE.

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