Liban, ici et ailleurs
Les deux auteurs d’origine libanaise immergent le lecteur dans leurs histoires personnelles et celle de leur pays, l’un évoquant son enfance, l’autre le parcours de ses parents.
Rares sont les chapitres du xxe siècle plus complexes à restituer que l’implosion du Liban entre la crise de Suez et l’invasion israélienne de 1982. Sélim Nassib y parvient sans manichéisme ni rien sacrifier du souffle romanesque de cette oeuvre largement autobiographique. Juif francophone, Youssef grandit à Beyrouth, formidable terrain d’apprentissage de la sensualité mais aussi mélange tonnant de dix-huit communautés « qui s’allient et se déchirent ».
Nassérisme et conflit israélopalestinien favorisent les replis identitaires et la guerre civile alors que Youssef, devenu étudiant, rêve d’un socialisme laïque et unitaire. Journaliste installé à Paris, il revient couvrir le siège de BeyrouthOuest, qui consacre la fin de ses illusions politiques et la subsistance d’une irréductible pulsion de vie dans la ville dévastée. Derrière la fresque historique, Le Tumulte livre une réflexion subtile sur l’appartenance et « l’inadéquation entre soi et soi » qu’est la judéité.
ENQUÊTE FAMILIALE
Mais le Liban est parfois hors de ses frontières. Ainsi, Beyrouth-sur-Seine fut le surnom donné à Paris dans les années 1980, tant la vie intellectuelle et mondaine arabe y fut riche, raconte le père de l’écrivain. Après avoir fui son identité libanaise avant qu’elle ne le rattrape dans Beyrouth entre parenthèses, Sabyl Ghoussoub tend un micro à ses parents pour mener une enquête familiale foisonnante. Comme dans
Le Nez juif, son premier roman, l’humour absurde est à son comble. Mais dans ces portraits de famille, l’auteur rit toujours avec ses proches, jamais à leurs dépens. Arrivé en France en 1975, son père, fin lettré au look de « chanteur communiste turc », se fait virer de son poste à la Sorbonne pour sa critique virulente des religions. Pour son oncle, fervent communiste et propalestinien,
« l’amour, c’est bourgeois ». Enfin, si elles surchargent un brin certains chapitres de
Beyrouth-sur-Seine, les métaphores n’en sont pas moins évocatrices.
C’était il y a dix ans exactement: nous découvrions Olivier Truc en romancier. Déjà connu comme journaliste et documentariste, il offrait avec Le Dernier Lapon la première des quatre (remarquables) enquêtes de sa « Police des rennes ». Il change radicalement de braquet ici : Les Sentiers obscurs de Karachi évoque l’attentat de 2002 qui tua dans cette ville pakistanaise quatorze personnes, dont onze employés français de la Direction des constructions navales (DCN) de Cherbourg, présents sur place. Chez nous, le drame a donné son nom à une affaire politico-financière, allant de la vente de matériel naval au financement de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995. Le tout est encore sujet à débats, et justement: Truc le rouvre. Étayé par des témoignages (dont celui d’un ancien Premier ministre) récoltés par l’auteur et par des rapports d’enquêtes, le roman débute à Cherbourg en avril 2022. Fils d’un des rescapés de l’attentat revenu en France, le jeune Jef Kerral est journaliste localier. Si son père fait comme il peut pour oublier la tragédie, ce n’est pas le cas d’un autre père de famille, de qui le journaliste s’est rapproché: ce père-là voudrait bien faire la lumière sur l’affaire. Alors Kerral prend les devants, et met les bouts: direction Karachi. La suite du reportage constitue la trame de l’intrigue – qui devient plurielle –, pour une fiction qui pointe le stylo dans le nid de vipères: guerre indo-pakistanaise, querelles de services des renseignements locaux, islamistes radicaux. Sans exonérer les responsabilités françaises. Du vrai bon polar en immersion.