« Être issu des classes modestes complique la réussite personnelle »
Dans Les Origines, bel essai sensible mêlant bribes d’autobiographie et analyses théoriques, Gérald Bronner tente, au travers d’une réflexion sur les « transclasses » dont il fait partie, lui, le fils d’une femme de ménage, devenu un sociologue en vue, de percer l’énigme de la construction sociale de soi.
Votre livre, Les Origines, débute par une dénonciation du dolorisme, cette « honte » évoquée par Annie Ernaux qui pousse les transclasses à se poser, malgré leur réussite, en victimes. Mais vous confiez que ça a été aussi pour vous une tentation…
Gérald Bronner. Parmi les obstacles qui s’opposent à une représentation équitable – et donc utile – de soi-même, le plus redoutable me semble en effet être l’autocomplaisance, via notamment ce récit doloriste actuel qui exalte la douleur et confère une valeur morale supérieure à celui qui souffre. Or, c’est une tentation pour les transclasses, car il leur donne le bénéfice d’être applaudi deux fois: une fois pour leur réussite, et une autre pour la douleur qu’ils exhibent. Cette honte omniprésente, telle une injonction, dans leurs récits de vie favorise les mythogenèses, éléments centraux des mythologies de soi-même, et brouille l’énigme du moi. Être issu des classes modestes complique la réussite personnelle, j’en sais quelque chose par mes origines, mais peut constituer aussi – on le dit rarement – une ressource : une créativité, une impertinence par un regard étranger sur les choses, par exemple…
Face à la question des origines, il y a les sociologues déterministes marxisants à la Pierre Bourdieu, assez fatalistes, et ceux, plus optimistes, tel Raymond Boudon. Vous relevez de cette seconde école libérale. Pourtant, vous écrivez que ces deux façons de penser, loin de s’exclure, sont
« compatibles »…
G.B. Sur ce point, je crois en effet les deux thèses conciliables. Ne pas avoir accès à un langage sophistiqué ou à la culture, par exemple, constitue à l’évidence une perte de chances, tout autant que les différences d’ambitions entre les milieux sociaux – on se satisfera plus aisément d’une réussite scolaire médiocre dans un milieu modeste. Mais, parce que le réel me paraît heureusement toujours plus compliqué que ce qu’on en dit, je tempérerais cela par le fait que les enfants des milieux pauvres sont aussi plus fêtés lorsqu’ils réussissent. Ma mère m’a acheté un gâteau quand j’ai eu mon bac. Pour nous, c’était beaucoup. Il s’appelait un « coup de soleil » ! Je ne suis pas sûr que les enfants des classes bourgeoises suscitent un tel bonheur parmi les leurs lorsqu’ils ont le bac. C’est pourquoi, malgré les critiques qu’on peut adresser à l’idée de mérite, je la prends, comme François Dubet, pour une « fiction nécessaire ».
Dans le sous-titre de votre essai,
« Pourquoi devient-on qui l’on est ? »,
on peut lire le second membre de cette phrase comme « qui l’on devient au final par construction de soi », et l’interrogation est circulaire, ou bien « qui l’on est au départ et que notre existence a confirmé ». N’introduisezvous pas ici par la bande une notion de destin ?
G.B. Non, je ne crois définitivement pas en la prédestination. Je voulais seulement signifier par là que ce que nous appelons « moi » est un kaléidoscope d’influences multiples : biologiques mais aussi sociales, notre milieu d’origine, les pairs que nous avons fréquentés, le hasard de nos rencontres… Et, en effet, il reste le mystère de nos dispositions particulières, comme ce regard décalé – de « dé-coïncidence », dirait François Jullien – commun à nombre de transclasses. À l’origine de tout, il va permettre de traverser les mondes sociaux, et se forger tout au long de ce nomadisme social. Là encore, quelle magnifique complexité! Mon livre n’a in fine pas d’autre ambition que de rappeler que le récit que nous faisons de nous-mêmes est toujours une croyance, mais que rien ne nécessite qu’il soit une aliénation. ■