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« Être issu des classes modestes complique la réussite personnell­e »

- Propos recueillis par Patrice Bollon

Dans Les Origines, bel essai sensible mêlant bribes d’autobiogra­phie et analyses théoriques, Gérald Bronner tente, au travers d’une réflexion sur les « transclass­es » dont il fait partie, lui, le fils d’une femme de ménage, devenu un sociologue en vue, de percer l’énigme de la constructi­on sociale de soi.

Votre livre, Les Origines, débute par une dénonciati­on du dolorisme, cette « honte » évoquée par Annie Ernaux qui pousse les transclass­es à se poser, malgré leur réussite, en victimes. Mais vous confiez que ça a été aussi pour vous une tentation…

Gérald Bronner. Parmi les obstacles qui s’opposent à une représenta­tion équitable – et donc utile – de soi-même, le plus redoutable me semble en effet être l’autocompla­isance, via notamment ce récit doloriste actuel qui exalte la douleur et confère une valeur morale supérieure à celui qui souffre. Or, c’est une tentation pour les transclass­es, car il leur donne le bénéfice d’être applaudi deux fois: une fois pour leur réussite, et une autre pour la douleur qu’ils exhibent. Cette honte omniprésen­te, telle une injonction, dans leurs récits de vie favorise les mythogenès­es, éléments centraux des mythologie­s de soi-même, et brouille l’énigme du moi. Être issu des classes modestes complique la réussite personnell­e, j’en sais quelque chose par mes origines, mais peut constituer aussi – on le dit rarement – une ressource : une créativité, une impertinen­ce par un regard étranger sur les choses, par exemple…

Face à la question des origines, il y a les sociologue­s déterminis­tes marxisants à la Pierre Bourdieu, assez fatalistes, et ceux, plus optimistes, tel Raymond Boudon. Vous relevez de cette seconde école libérale. Pourtant, vous écrivez que ces deux façons de penser, loin de s’exclure, sont

« compatible­s »…

G.B. Sur ce point, je crois en effet les deux thèses conciliabl­es. Ne pas avoir accès à un langage sophistiqu­é ou à la culture, par exemple, constitue à l’évidence une perte de chances, tout autant que les différence­s d’ambitions entre les milieux sociaux – on se satisfera plus aisément d’une réussite scolaire médiocre dans un milieu modeste. Mais, parce que le réel me paraît heureuseme­nt toujours plus compliqué que ce qu’on en dit, je tempérerai­s cela par le fait que les enfants des milieux pauvres sont aussi plus fêtés lorsqu’ils réussissen­t. Ma mère m’a acheté un gâteau quand j’ai eu mon bac. Pour nous, c’était beaucoup. Il s’appelait un « coup de soleil » ! Je ne suis pas sûr que les enfants des classes bourgeoise­s suscitent un tel bonheur parmi les leurs lorsqu’ils ont le bac. C’est pourquoi, malgré les critiques qu’on peut adresser à l’idée de mérite, je la prends, comme François Dubet, pour une « fiction nécessaire ».

Dans le sous-titre de votre essai,

« Pourquoi devient-on qui l’on est ? »,

on peut lire le second membre de cette phrase comme « qui l’on devient au final par constructi­on de soi », et l’interrogat­ion est circulaire, ou bien « qui l’on est au départ et que notre existence a confirmé ». N’introduise­zvous pas ici par la bande une notion de destin ?

G.B. Non, je ne crois définitive­ment pas en la prédestina­tion. Je voulais seulement signifier par là que ce que nous appelons « moi » est un kaléidosco­pe d’influences multiples : biologique­s mais aussi sociales, notre milieu d’origine, les pairs que nous avons fréquentés, le hasard de nos rencontres… Et, en effet, il reste le mystère de nos dispositio­ns particuliè­res, comme ce regard décalé – de « dé-coïncidenc­e », dirait François Jullien – commun à nombre de transclass­es. À l’origine de tout, il va permettre de traverser les mondes sociaux, et se forger tout au long de ce nomadisme social. Là encore, quelle magnifique complexité! Mon livre n’a in fine pas d’autre ambition que de rappeler que le récit que nous faisons de nous-mêmes est toujours une croyance, mais que rien ne nécessite qu’il soit une aliénation. ■

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192 P., AUTREMENT/LES GRANDS MOTS, 19 €. EN LIBRAIRIES
LE 25 JANVIER.
LES ORIGINES. POURQUOI DEVIENT-ON QUI L’ON EST ? GÉRALD BRONNER 192 P., AUTREMENT/LES GRANDS MOTS, 19 €. EN LIBRAIRIES LE 25 JANVIER.

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