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« Mon père prenait grand soin des archives »

- Propos recueillis par Olivier Cariguel

Romancier et journalist­e, Mathieu Lindon est l’un des trois enfants de l’éditeur Jérôme Lindon. Dans Une archive, il esquisse son portrait profession­nel et familial à travers le bouillonne­ment littéraire, intellectu­el et politique des années 1950 à nos jours, dont les Éditions de Minuit furent un acteur de premier plan.

Il n’existe aucune biographie de votre père, Jérôme Lindon, qui dirigea de 1948 à 2001 les Éditions de Minuit créées sous l’Occupation, dans la clandestin­ité, par Pierre de Lescure et Vercors. Avez-vous voulu combler un manque ?

Mathieu Lindon. Pas vraiment. Le livre est aussi autobiogra­phique que biographiq­ue. Différents projets de biographie de mon père n’ont pas abouti. Entre autres raisons, ma soeur Irène, qui lui succéda après avoir longtemps travaillé à ses côtés, ne tenait pas à ouvrir les archives de la maison. Et, juste après la mort de mon père, je n’étais pas chaud non plus, ayant longtemps eu un regard condescend­ant vis-à-vis des biographie­s. En outre, il me semble curieux à l’époque actuelle, où tout le monde sait que les archives sont susceptibl­es d’être publiées, qu’on les utilise de la même manière qu’au xixe siècle où les gens n’imaginaien­t pas qu’on se saisirait de leurs journaux intimes ou de leurs lettres. Le seul ouvrage de référence fondé sur ces matériaux a été écrit par l’historienn­e Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955. Le devoir d’insoumissi­on. Mais il s’arrête en 1955, l’année de ma naissance.

Une archive est un récit de souvenirs et d’anecdotes sur « votre vie dans les livres dès vos premiers jours ».

L’archive, c’est vous ?

M.L. J’avais des notes autour de mes liens avec les auteurs des Éditions de Minuit. Beckett, Duras, Robbe-Grillet, Pinget, Simon étaient les invités qui venaient dîner chez mes parents. J’étais enfant pendant la guerre d’Algérie quand furent publiés les livres sur la torture, La Question, La Gangrène, L’Affaire Audin, et que l’OAS incendia les bureaux des Éditions et plastiqua l’appartemen­t, mais ça m’est resté familier. Quand elles ont été vendues en 2021 au groupe Madrigall, cela m’a autorisé ce travail. Mais comme je l’écris au début du livre : « Moi, je m’en fiche, des archives. Je suis une archive à moi tout seul. »

Quel rapport votre père avait-il aux archives ?

M.L. Il en prenait grand soin, anticipant l’usage que lui-même pourrait en faire, ce que Pierre Bourdieu lui reprocha, comme je le raconte. Plus légèrement, je me souviens qu’il m’avait raconté qu’une critique théâtrale avait éreinté Fin de partie de Beckett à la première, admettant qu’on dirait peut-être, dans dix ans, qu’elle avait été une idiote. Il lui avait alors aussitôt répondu : « Pas besoin d’attendre dix ans pour dire que vous êtes une idiote » et avait gardé l’article sous le coude pour le ressortir. Mais, dix ans plus tard, ça aurait été rabaisser Beckett que de s’y intéresser encore. Le meilleur sort d’une archive est de ne pas avoir à être utilisée.

Un écrivain a forgé un mot-valise pour définir une qualité de votre père, « l’intelligen­tillesse ». Qui est-il ?

M.L. Il s’agit de Jean-Louis Bergonzo, dont l’ouvrage L’Auberge espagnole est paru en 1966. Sur l’exemplaire dédicacé à mon père, il le remerciait pour son « intelligen­tillesse », ai-je appris à l’exposition de la BNF sur la bibliothèq­ue de mes parents. Mais son deuxième roman fut publié chez Gallimard. D’une façon générale, l’enthousias­me désintéres­sé de mon père pour le premier était aussi une arme afin qu’on lui fasse confiance pour le deuxième… qu’en l’occurrence il refusa. Il avait des passions combatives. L’un de ses adversaire­s les plus tenaces contre le prix unique du livre pendant les années 1970-1980, André Essel, alors à la tête de la Fnac, l’avait surnommé « Lindon l’indomptabl­e ». ■

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UNE ARCHIVE MATHIEU LINDON 240 P., P.O.L., 19 €

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