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DANS LES ABÎMES DES ÂMES

Avec Les Dangers de fumer au lit, Mariana Enriquez scrute les recoins les plus sombres de la psyché humaine dans douze nouvelles terrifiant­es et macabres à souhait.

- Bernard Quiriny

Un coup d’oeil à la table de ce recueil de nouvelles permet de se faire rapidement une idée de l’univers et du ton de Mariana Enriquez : on tombe d’emblée sur les mots « exhumation », « mirador », « viande », « revenants » et « morts ». Les premières pages confirment cette impression : il est question d’une fillette qui découvre des os dans la boue non loin de chez elle, os qui s’avèrent être ceux d’une soeur de sa grand-mère, morte jadis en bas âge des suites d’une fièvre. « Je les ai pris avec moi quand on est venus ici,

explique benoîtemen­t la grand-mère.

Je n’ai pas voulu la laisser, elle pleurait toutes les nuits, la pauvre. » Eh oui : les morts ne sont jamais vraiment morts chez Mariana Enriquez, ni les vivants vraiment vivants. D’ailleurs, la grand-tante décédée ne tarde pas d’apparaître à sa petite-nièce, en pleine nuit, sous la forme d’une aimable gamine à moitié décomposée, genre vision de film d’horreur. « Elle est dans un état de semi-putréfacti­on,

commente la narratrice, et ne parle pas. » De telles descriptio­ns morbides, il y en a beaucoup dans les douze histoires de ce recueil intitulé

Les Dangers de fumer au lit, qui souvent tournent autour des dérèglemen­ts du corps et de l’esprit, de la face sombre et malodorant­e de nos organes ou de notre psyché. La puanteur est omniprésen­te, dans les rues d’une Barcelone de SF (« Rambla Triste »), dans les déjections d’un clochard (« Le Caddie »), partout. Le sordide semble être parfois recherché pour lui-même, comme dans

« Viande », nouvelle un peu facile sur la fan attitude, qui recourt au thème de la nécrophagi­e ; mais ailleurs, l’auteur parvient à traiter de bizarrerie­s avec une réelle finesse et un sens très aigu de l’étrangeté, comme dans « Où es-tu mon coeur », nouvelle dont la narratrice avoue être excitée sexuelleme­nt par… les battements du coeur d’autrui. « Les enregistre­ments me comblaient parfaiteme­nt. Je pouvais me masturber, les écouteurs dans les oreilles, pendant des heures. » Paru en 2009, longtemps avant le roman Notre part de nuit qui a apporté à Mariana Enriquez une reconnaiss­ance internatio­nale, ce recueil grinçant et glauque, comme son prédécesse­ur Ce que nous avons perdu dans le feu, actualise et rafraîchit – si l’on ose dire – la veine de la nouvelle horrifique et macabre, avec une pointe de fantastiqu­e et de critique sociale.

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LES DANGERS DE FUMER AU LIT (LOS PELIGROS DE FUMAR EN LA CAMA) MARIANA ENRIQUEZ TRADUIT DE L’ESPAGNOL (ARGENTINE) PAR ANNE PLANTAGENE­T, 288 P., SOUS-SOL, 21 €
★★★★☆ LES DANGERS DE FUMER AU LIT (LOS PELIGROS DE FUMAR EN LA CAMA) MARIANA ENRIQUEZ TRADUIT DE L’ESPAGNOL (ARGENTINE) PAR ANNE PLANTAGENE­T, 288 P., SOUS-SOL, 21 €
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Lithograph­ie de Louis Boulanger illustrant le recueil de poèmes Les Orientales de Victor Hugo (1829).

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