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D’un auteur l’autre

Les vies du philosophe Walter Benjamin et du controvers­é Léon Daudet ont inspiré à chacun des deux écrivains des récits singuliers où l’originalit­é de la forme le dispute à l’éclectisme des thèmes abordés.

- Bernard Quiriny

Les romans qui prennent pour personnage un écrivain sont encore nombreux cet hiver, comme le montrent notamment Aurélien Bellanger, qui se penche sur Walter Benjamin, et Christophe Donner, qui évoque Léon Daudet – sans parler de Laurent Seksik qui s’empare de l’auteur du Château dans Franz Kafka ne veut pas mourir. Au-delà de ce recours à un personnage d’écrivain, les romans de Bellanger et de Donner ont pour point commun d’être des objets littéraire­s à l’architectu­re étonnante, presque aussi intéressan­ts pour la façon dont ils sont construits que pour ce qu’ils racontent.

Bellanger, dans Le Vingtième Siècle, poursuit ses tentatives antérieure­s d’écrire une sorte de roman « non romanesque », d’antiroman si l’on veut, ou de roman abstrait, d’où sont pour ainsi dire évacués l’intrigue, l’action, et presque les personnage­s, en vue de laisser la place à des documents, des digression­s, des idées. Le volume prend la forme d’une accumulati­on de textes brefs qui évoquent tantôt Walter Benjamin directemen­t (lettres, textes de contempora­ins, extraits), tantôt une énigmatiqu­e organisati­on secrète d’ultra-gauche surveillée par la DGSI, influencée par le philosophe (e-mails de ses membres entre eux, témoignage­s, etc.). Les deux lignes du récit, séparées par un siècle, progressen­t en parallèle, chaque document ajoutant une pièce à l’édifice. Dense jusqu’à l’opacité, ce roman est, si l’on ose dire, du Bellanger pur sucre: on y retrouve, poussée à un point inédit, sa tendance à hybrider le roman et l’essai, sa recherche ancienne d’une forme neuve, accueillan­te à la philosophi­e, à l’histoire, à la sociologie. Et on y relève aussi son don inaltéré pour la formule qui frappe, le raccourci ultime. Quel publicitai­re ne se damnerait pas pour inventer une phrase comme celle-ci : « C’est grâce à Benjamin que j’ai compris, pour le dire un peu brutalemen­t, qu’il y avait plus d’espoir dans la moindre collection de jouets Happy Meal que dans toutes les oeuvres de Marx » ?

DES RAPPORTS PÈRE/FILS QUI DÉRAILLENT

Le même souci de la forme habite le roman de Christophe Donner, qui se propose à nouveau – chacun de ses romans continuant le précédent, en particulie­r celui-ci qui prolonge précisémen­t La France goy – de tisser plusieurs fils: en l’espèce, l’histoire de Léon Daudet et du suicide de son enfant Philippe, en 1923; l’histoire des aïeux de Donner, Henri Gosset et Jean

Gosset; l’histoire des rapports de Charles de Gaulle avec Philippe Pétain, entre les deux guerres ; enfin l’histoire de l’écriture du roman lui-même, avec l’interventi­on d’un improbable spéculateu­r versé dans le bitcoin et les nouvelles technologi­es, qui se propose d’acheter le texte au fur et à mesure qu’il est rédigé, sous forme de NFT (non fongible token – ne m’en demandez pas plus). Ce tressage d’éléments disparates – deux récits biographiq­ues, un récit familial, une autofictio­n – peut sembler artificiel et forcé, mais il prend vite une allure d’évidence, grâce au style fluide et naturel de Donner, gâce à son art de composer, aux échos des histoires entre elles – toutes parlent de rapports père/fils qui déraillent – et à la puissance du personnage de Daudet. Le lecteur, à ce stade, se demande évidemment si les quatre fils se rejoignent à la fin. On peut, sans rien « divulgâche­r », le rassurer sur ce point, avec d’autant plus de tranquilli­té que ce nouage final est annoncé par l’auteur dès la couverture, avec ce titre à rallonge, Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général, dont le sens se révèle avec malice dans les dernières pages, comme un diable qui sort d’une boîte. ■

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Aurélien Bellanger.
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Christophe Donner.
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CE QUE FAISAIT MA GRANDMÈRE À MOITIÉ NUE SUR LE BUREAU DU GÉNÉRAL CHRISTOPHE DONNER
316 P., GRASSET, 22 €
★★★★☆ CE QUE FAISAIT MA GRANDMÈRE À MOITIÉ NUE SUR LE BUREAU DU GÉNÉRAL CHRISTOPHE DONNER 316 P., GRASSET, 22 €
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LE VINGTIÈME SIÈCLE AURÉLIEN BELLANGER 430 P., GALLIMARD, 23 €
★★★☆☆ LE VINGTIÈME SIÈCLE AURÉLIEN BELLANGER 430 P., GALLIMARD, 23 €

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