Pouvoir d’outre-tombe
Après Au bonheur des morts, la philosophe continue à s’intéresser à la place des défunts, et à la façon dont ils peuvent rester influents dans le monde des vivants.
L «a vie a un moyen de s’adresser au futur, ça s’appelle la mémoire… Pour résoudre le futur, nous devons sauver le passé », enjoint Richard Powers dans L’Arbre-monde. Cet appel à ne pas tourner le dos à ce qui, désormais, ne nous semble plus présent est placé par Vinciane Despret en exergue de l’un des cinq chapitres des Morts à l’oeuvre. Chacun décrit une création imaginée pour une ou plusieurs personnes décédées qui, grâce à cela, continuent à occuper artistiquement un espace du monde des vivants. Elles doivent le jour aux Nouveaux Commanditaires, structure grâce à laquelle n’importe qui, « citoyens comme vous et moi, des collectifs ou des personnes, les habitants d’un village qui se meurt, des parents ou des adolescents endeuillés, des soignants travaillant dans la morgue d’un hôpital, des colombophiles inquiets pour la transmission de leur passion… », n’importe qui, donc, peut commander à un artiste contemporain une oeuvre d’art fomentée et érigée dans un cadre lié à la collectivité, soit dans l’espace public. Aussi concret qu’inventif, ce projet rend ainsi possible un véritable « art de la démocratie ». Dans Au bonheur des morts (2015), Vinciane Despret révoquait déjà l’idée du deuil comme « acceptation de la réalité » divisée entre la joie, la présence et la vie ; la mort vue à l’inverse comme un choc, une absence brutale prélude à l’oubli. Or, cette vision rationaliste et binaire de la réalité ignore bien des manières dont « ceux qui restent » composent au quotidien et continuent à faire vivre des images des proches qui les ont quittés. Prolongeant une réflexion passionnante, Les Morts à l’oeuvre se concentre donc sur un art social, manière de garder vivace la mémoire de personnes disparues. Car en mourant, celles-ci ne cèdent pas la place aux vivants. Jaillit une pensée du souvenir féconde dès que l’oeuvre d’art, au départ, est débattue, jusqu’à la création proprement dite qui permet de « faire oeuvre tous ensemble. À partir de la tragédie d’une mort […] ou plutôt à partir de la formidable vitalité que sa présence au monde a su faire passer et que l’on peut encore sentir, quantité d’histoires se créent qui avivent les puissances dela vie ». ■