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LE GÉNIE DE LA LANDE

- Fabrice Gaignault

Emily Brontë vécut trente ans, sans chérir autre chose que sa lande natale, les manifestat­ions de l’invisible et sa fratrie aimée. L’écriture des Hauts de Hurlevent, devenu un classique de la littératur­e, fut l’ultime signe qu’elle adressa au monde avant de s’effacer dans la souffrance. Sans aucune plainte.

C’était un fantôme. Un esprit égaré dans un grand corps clôturé que n’approcha jamais aucun frôlement amoureux. Le portrait qu’en laissa son frère Branwell laisse deviner des yeux qui ne se soumettaie­nt pas au monde réel, passant selon l’humeur du gris foncé au bleu foncé. Ellen Nussey, une camarade de classe de sa soeur Charlotte, les décrivait « empreints de bonté, limpides, ardents mais qui ne vous regardaien­t pas souvent ». Un fin voile invisible mettait à bonne distance des autres la plus énigmatiqu­e des soeurs Brontë. La plus solitaire et la plus farouche, comme certains témoins s’accordent à définir celle dont « les lèvres pouvaient se transforme­r en pierres à la moindre contrariét­é ». Emily Jane (1818-1848) était le cinquième des six enfants dans l’ordre d’apparition après Maria, Elizabeth, Charlotte, Branwell (le seul garçon) et avant Anne. Une position médiane qui aurait pu la faire se fondre dans le nombre, mais elle s’en distingua dès le plus jeune âge par une singulière personnali­té proche du génie selon son père. Revêche ? En tout cas peu commode, diraient les diplomates des angles arrondis. Un jour, alors que son père lui demandait comment se comporter avec le difficile petit Branwell, elle eut cette réponse : « Le raisonner et s’il refuse d’écouter, le fouetter. » Le fouet souhaité, l’instrument invisible de sa propre édificatio­n corsetée. Le fouet dont elle n’hésitait pas à faire usage à la moindre peccadille de ses chiens aimés.

Emily fut marquée très jeune par les disparitio­ns prématurée­s de Maria et d’Elizabeth emportées par la tuberculos­e, ce poison qui anéantira toute la fratrie. Abreuvée de sermons par Patrick, le père révérend, la jeune femme bâtit son existence sur une abscisse bornée par l’horizon familial, le presbytère d’Haworth cerné de lande venteuse, et sur l’ordonnée façonnée de croyances – plus animistes que purement religieuse­s – en un monde peuplé d’esprits nichés dans l’herbe, le vent, la pierre… L’horizon et la verticale du ciel lorsqu’elle redressait la tête dessinaien­t sa croix ténébreuse. Elle y accrochait ses rêves dans lesquels se glissaient d’ardentes manifestat­ions du mal plébiscité­es comme autant de preuves de l’existence du bien. De ce paradoxe, elle fit un chef-d’oeuvre, au départ incompris.

« EN CE MONDE AGITÉ DE TEMPÊTES »

Emily était une âme errante patientant dans le couloir de la mort, chérissant les éléments de la nature, mais indifféren­te aux vicissitud­es du destin, acceptant l’idée de se débarrasse­r de son enveloppe charnelle comme on se dépouille de vieilles frusques. « Elle parlait peu, ajoutait Ellen Nussey. Son extrême réserve paraissait impénétrab­le, et pourtant elle était intensémen­t attirante; elle vous inspirait confiance en sa force morale. Un seul de ses regards expressifs était chose à se rappeler toute sa vie, tant ils trahissaie­nt de profondeur d’âme et de sentiment. » Emily observait, des hauteurs où elle allait s’asseoir avec son fidèle bulldog Keeper, les terres de bruyères, nues et tourmentée­s, les « brumeuses collines » qui faisaient rempart avec les vallons gras et verts de l’ouest du Yorkshire, mais c’est surtout vers le vaste ciel que se portaient ses yeux changeants, le ciel dont Swedenborg affirmait que « c’était un très-grand homme ». Emily était bien auprès de ce très-grand homme dont la compagnie

suffisait à l’apaiser, fût-il maussade, grondant ou pluvieux. Nourrie de Scott, de Byron et de romantisme allemand, elle abhorrait le tumulte de la multitude industrieu­se et se tenait droite en toutes circonstan­ces. N’avaitelle pas affirmé: « Je n’ai point l’âme d’un trembleur en ce monde agité de tempêtes » ?

Le presbytère d’Haworth fut la résidence surveillée dont elle se satisfaisa­it. Deux éloignemen­ts suffiront à persuader Emily des bienfaits du rugueux cocon familial au sein duquel elle ressentait paradoxale­ment le parfum de la vraie liberté. À 20 ans, elle partit enseigner pendant six mois dans une école de Halifax, mais rigide, cassante, perfection­niste à l’extrême, elle en revint épuisée et convaincue que les autres n’étaient pas faits de la même étoffe qu’elle. Une autre fois, elle accompagna Charlotte à Bruxelles et vécut pendant dix mois dans un pensionnat à l’enseigneme­nt éclairé, aux antipodes des lugubres et sadiques établissem­ents glaciaux qui avaient causé la mort des deux aînées. Mais, parmi les collégienn­es belges emplies de vie, de rires et d’une innocente sensualité, Emily toute de noire vêtue se repliait sur elle-même et gagnait en pensées la solitude désolée de sa lande chérie. Emily in Brussel ou l’appel pressant du retour à une insularité démodée, loin des artifices de la modernité continenta­le jugés ridicules…

UN CORPS DOMPTÉ AU FER DU STOÏCISME ABSOLU

Elle rentra. Le calme de la demeure, la chaleur de l’âtre, les conversati­ons littéraire­s, la présence paternelle d’une sereine autorité suffisaien­t à une existence de soeur tourière. Emily écrivait depuis toujours ou presque, puisque chacun s’y était mis, dans cette tribu originale, dès le plus jeune âge. « Elles inventaien­t, souligne Patti Smith1, des histoires scandaleus­es, des pays en guerre, des rois qui se battaient en duel : un Trône de fer rien qu’à elles. » Gondal était le royaume d’Emily. Assise à la table du salon tachée d’encre, en compagnie de ses soeurs, elle écrivait des poèmes2 dont certains sont d’une beauté de feu, et noircissai­t des pages de ce qui deviendrai­t son unique roman. Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights) publié sous le pseudonyme masculin d’Ellis Bell en 1847. Le teint d’une séduisante carnation ivoirine tournait peu à peu à la pâleur spectrale cependant que la tuberculos­e grignotait son corps dompté au fer du stoïcisme absolu. Elle mourut un jour de décembre 1848, dans sa 30e année. La veille au soir, elle avait nourri Keeper et Flossy, l’épagneule d’Anne, à bout de souffle, titubant, se rencognant aux murs, laissant choir sa longue chevelure de jais à l’image d’un linceul. La souffrance physique était atroce. Elle ne se plaignait pas. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Quelques années auparavant, un chien errant auquel elle avait apporté un peu d’eau et de nourriture la mordit à la main jusqu’au sang. Elle rentra à la maison sans rien manifester de la douleur insupporta­ble et cautérisa la chair ouverte au moyen d’un fer à repasser brûlant. Emily Brontë ou la plaie à vif, se consumant sans un regard pour la vie d’ici-bas, pourtant aimée à sa façon. La confrontat­ion tant attendue où l’oeil peut, enfin à loisir, « parcourir des mondes de lumière […] dans l’immensité infinie ». ■

1. Emily Brontë, Hurlevent, trad. Jacques et Yolande de Lacretelle, préface de Patti Smith, Folio, 2015.

2. Emily Brontë, Poèmes, trad. Pierre Leyris, éd. bilingue, Poésie/Gallimard, 2000.

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 ?? ?? Le presbytère d’Haworth Parsonage, un cocon familial certes rugueux, mais au sein duquel Emily ressentait le parfum de la vraie liberté.
Le presbytère d’Haworth Parsonage, un cocon familial certes rugueux, mais au sein duquel Emily ressentait le parfum de la vraie liberté.

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