FLAMBOYANCE DU GOTHIQUE
En se réfugiant dans la création de son unique roman, Emily Brontë ne voulait pas expressément écrire une oeuvre gothique; tout, dans la vie mystérieuse et solitaire qu’elle mena, l’y inclinait pourtant.
Quand la cadette de Charlotte commence à lire, l’âge d’or du roman gothique est déjà révolu. Le Château d’Otrante de Walpole (1764), Les Mystères d’Udolphe de Radcliffe (1794), Le Moine de Lewis (1796) et Melmoth de Maturin (1820) brillent tels les derniers feux d’un brasier mauvais, et les lecteurs éreintés aspirent désormais à des chroniques plus réelles. Les soeurs Brontë, cependant, ignorent tout du vrai monde: elles ne l’habitent pas. Emily ne vivra que par son Shakespeare, ses Grecs tragiques, ses Prussiens romantiques, ses Anglais exaltés, Byron et les autres.
Très tôt, Patrick Brontë, qui compulse le Blackwood’s Edinburgh Magazine, accable ses enfants de contes lugubres. Au presbytère, la vie est morne, la mère n’est plus, les enfants sont livrés à eux-mêmes. Dehors, un vent sauvage hurle au-dessus de la lande. Le pasteur écrit, sermonne, s’absente. Déjà, la camarde rôde ; Maria et Elizabeth, les deux aînées, meurent en bas âge. Les quatre restants s’inventent des refuges – Glass Town, Angria, puis Gondal –, où se déploieront bientôt des guirlandes de poèmes. On inscrit Emily dans des écoles; l’air lui manque, elle dépérit. Devenue adulte, la jeune femme enseigne un peu, sans succès. Avec Charlotte, elle part à Bruxelles : un désastre. « Sa faculté d’imagination était si vive! » déplore son maître de pension.
UN CONTE QUASI DÉMENT
Retour au pays. À l’hiver de 1843, la tante Elizabeth meurt à son tour. Emily a 25 ans, et son avenir est derrière elle. Elle est belle, radicale, mutique, mystérieuse. Dans la grande maison silencieuse, la nuit, elle lit Hoffmann en attendant le retour de son frère soûlographe, qui a transformé un chagrin d’amour en fureur autodestructrice. L’argent fait défaut, les bruyères frissonnent, Emily écrit, non plus seulement des vers, mais un conte quasi dément. Branwell, le frère tapageur, se mue peu ou prou en Heathcliff.
C’est ainsi que Les Hauts de Hurlevent,
s’il ne ressortit pas directement au style gothique, en présente tous les stigmates. Les critiques de l’époque se pincent le nez : cruauté excessive, passions déraisonnables, où va-t-on, à la fin ? – on dirait que ce livre a été écrit par un homme ! Tout est là, oui. Les âpres décors (la lande, le manoir), les hommes fielleux et trompeurs – si torturés, toutefois, qu’on ne peut s’empêcher de les prendre en pitié –, les femmes séduites, abusées, rendues folles et mourant prématurément, les orages terribles, les éclairs farouches, un arbre fendu en deux par la foudre. Et puis, très vite, une petite main froide comme la glace. « Laissez-moi entrer ! » ordonne un fantôme à Lockwood. À la fin du roman, c’est Heathcliff lui-même qui déraisonne. « Regardez bien partout, et dites-moi si nous sommes seuls », demandet-il à Nelly. La pauvrette vacille. « Je m’aperçus alors que ce n’était pas le mur qu’il regardait, car, en l’observant, je remarquai que ses yeux semblaient exactement dirigés vers une chose qui se serait trouvée à deux mètres de lui. » Le lendemain, le cadavre de Heathcliff est retrouvé, « son visage et sa gorge […] balayés par la pluie », tandis qu’un « regard d’exultation effrayant » sur sa face demeure. Le maudit est enterré, mais on dit qu’il erre encore, parfois, « près de l’église, ou sur la lande, ou même dans cette maison ».
Un petit pâtre pleure à chaudes larmes. C’est trop pour lui. C’est trop pour nous aussi – délicieusement. ■