Dans l’enfer blanc
Le documentariste livre dans un récit saisissant le journal du tournage de son périple en Sibérie, nous entraînant sur les routes du goulag.
Mille six cents kilomètres de blancheur, serpentant entre brume et mélèzes vitrifiés : la route, hypnotique, sur laquelle nous entraîne ce livre, en pleine taïga russe, cache une histoire plus glaçante encore que le givre dont elle est faite. Pendant près de quinze ans, de 1941 à 1954, les zeks, travailleurs forcés des camps soviétiques, la creusèrent à la force de leurs bras, par moins 50 degrés. Chaque jour, ils mouraient par vingtaine, ensevelis sur place, le long du tracé – lequel suivait les sites d’extraction de la région : or, étain, quartz, cobalt… « tout le tableau périodique de Mendeleïev », ironise Michaël Prazan.
De son périple sur cette « route des ossements », la plus longue du monde, le réalisateur de La Passeuse des Aubrais et de
Einsatzgruppen, les commandos de la mort a rapporté Goulag(s), un documentaire édifiant, hanté par la mort (diffusé sur France 2 en 2019). Mais il a également ramené quelques onces de vie: un petit chat abandonné, décharné et tremblant, trouvé en plein tournage dans ce paysage gelé puis baptisé Varlam en hommage à Varlam Chalamov, rescapé des camps et auteur des Récits de la Kolyma. Quelquesunes des images et figures les plus fortes du film réapparaissent dans le livre, comme l’Ukrainienne Antonina Novosad, l’une des dernières survivantes, ou Sasha, chauffeur iakoute qui sillonne la route depuis une vingtaine d’années. Mais au-delà du journal de tournage, le récit en contient aussi les dessous et les à-côtés, le « off » et les rushes : un violent accident de 4x4 sur la chaussée verglacée; des négociations financières ardues pour filmer les éleveurs de rennes ou huit heures d’une impossible virée, traîné sur une planche de fortune, derrière une motoneige. Se mesurent alors la curiosité sans bornes du documentariste, son opiniâtreté pour obtenir quarante secondes d’images immanquables et sa volonté de raviver partout, à l’écrit et à l’écran, la mémoire de cet enfer. Une mémoire dont l’auteur constate qu’elle n’est plus taboue en Russie. Mais qui ne cesse d’être menacée. Dans Goulag(s), une représentante de l’association Mémorial, vouée aux victimes du régime soviétique, pouvait encore témoigner. Depuis, Poutine a dissous Mémorial. ■