Vibrer à Berlin
Après le succès de L’Écart, l’écrivaine écossaise quitte les Orcades pour partir en quête d’amour et d’intensité dans la capitale allemande.
J «’éprouve une véritable attirance pour les lieux limitrophes. Quand je suis en ville, je brûle d’explorer ses bas-fonds et ses lieux interlopes ; sur un archipel, j’aime les pointes, les promontoires, les îlots cachés », écrivait Amy Liptrot dans L’Écart, premier roman bouleversant sur son sevrage alcoolique, au contact de la nature tourmentée des Orcades. Rien d’étonnant, donc, à la retrouver quelques années plus tard à Berlin, une fois venu le temps « d’appliquer à la ville et aux gens »
ce réapprentissage du monde enseigné par les oiseaux et falaises de sa terre natale. Devenue comme tant d’Européens de sa génération une « nomade numérique », « migrante lifestyle » plus que migrante économique – c’est-à-dire libre et privilégiée mais aussi précaire et cruellement solitaire –, la jeune femme sillonne la capitale allemande et les réseaux sociaux en quête d’un « raton laveur et d’un amant ». En quête, surtout, « d’une partie d’elle-même »,
la plus téméraire et la plus spontanée, inhibée par trois années de sobriété hors des métropoles et de leurs tentations.
Dans ce Berlin de fête autant que d’espaces verts, les fous de Bassan subarctiques ont laissé place aux corneilles mantelées; les fascinants fonds marins de l’Atlantique, aux créatures ondulantes et phosphorescentes du Berghain, et le chapelet d’îles embrumées aux « îlots de circulation » citadins où Amy et son nouvel amant germanique s’isolent pour s’embrasser. Mais la soif éperdue d’intensité, l’attention portée aux astres et à la faune et la capacité d’émerveillement restent semblables, portées par la même écriture sismographique, lucide et sans complaisance. Récit d’un chagrin d’amour dévastateur tout autant que portrait d’une ville paradoxale et inapprivoisée, L’Instant n’en dessine pas moins une nouvelle tentative pour exister au diapason de cette « autre fréquence qui vibre en marge de nos vies urbaine ». Prolongeant le nature writing amorcé dans L’Écart, il propose surtout – et en même temps, tout est là – une puissante réflexion sur nos existences dématérialisées, à la fois augmentées et entravées par la technologie, propulsées dans l’inconnu et retenues en arrière par la mémoire prodigieuse d’Internet. ■ ★★★★☆