LA PEINE ET LA PLUME
Mesdames et messieurs,
Je vais vous parler ce soir de la soif d’écrire et des deux modes d’écriture qu’il me semble connaître le mieux, le premier, docile; le second, impétueux. Mais, si vous le permettez, je consacrerai d’abord quelques lignes à une fillette qui m’est très chère et qui fait en ce moment son apprentissage de l’alphabet.
Il y a peu, Cecilia – je l’appelle ainsi tout exprès pour vous – a voulu me montrer qu’elle savait fort bien écrire son prénom. Je lui ai tendu un stylo et une feuille de papier, une de celles que j’utilise pour l’imprimante, et elle m’a ordonné : « Regarde », puis elle a écrit « Cecilia » en se concentrant avec effort – lettre après lettre, en majuscules – les paupières plissées, comme si elle courait un danger. Cela m’a réjouie, mais aussi un peu inquiétée. Par intermittence, je pensais : « Je vais l’aider, je vais guider sa main », je souhaitais tant qu’elle réussisse. Or elle s’est débrouillée toute seule. Elle ne s’est pas du tout souciée de partir du bord supérieur de la page. Elle a pointé tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, et a attribué à chaque consonne, à chaque voyelle, des dimensions au hasard, une grande, une petite, une moyenne, en laissant un espace important entre chaque caractère. Enfin elle s’est tournée vers moi et, mue par un besoin impératif d’être complimentée, s’est écriée, ou presque : « Tu as vu ? »
Bien entendu, je l’ai félicitée – énormément – malgré une légère gêne. À quoi tenait ma crainte d’un éventuel échec? À quoi tenait cette envie de guider sa main? J’y ai réfléchi ces derniers jours. Il y a plusieurs décennies, j’avais certainement écrit de cette même manière irrégulière sur une feuille de papier volante, en proie à la même concentration, à la même appréhension, au même besoin de compliments. Pour être honnête, je dois cependant dire que je ne m’en souviens pas. Mes premiers souvenirs d’écriture sont liés aux cahiers de l’école primaire. En Italie, ces cahiers avaient – j’ignore s’ils les ont encore – des lignes noires horizontales, tracées de façon à délimiter des espaces plus ou moins larges. De cette manière :
La distribution des espaces changeait entre la première et la dernière année de l’école élémentaire. Si vous maîtrisiez votre main et appreniez à aligner de petites lettres rondes et des lettres qui se cabraient vers le haut ou plongeaient vers le bas, vous étiez reçue et les segments horizontaux qui découpaient la feuille se réduisaient d’année en année jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’un seul en CM2. Ainsi :
Vous étiez grande désormais – vous aviez entamé votre parcours scolaire à l’âge de six ans et vous en aviez à présent dix –, vous étiez grande parce que votre écriture courait, bien ordonnée, sur la page.
Où courait-elle ? Eh bien, la feuille blanche était délimitée non seulement par les lignes noires horizontales, mais aussi par deux lignes rouges verticales, l’une à gauche, l’autre à droite. Écrire consistait à se mouvoir entre ces lignes, et ces lignes – j’en ai un souvenir très net – ont été mon calvaire. Elles avaient pour fonction de signaler, par leur couleur aussi, que si vous ne conteniez pas votre écriture entre ces fils tendus, vous étiez punie. Or en écrivant, je me déconcentrais facilement et si je respectais presque toujours la ligne de gauche, je franchissais souvent celle de droite, soit pour finir le mot, soit parce que j’avais atteint un point où il était difficile de le découper en syllabes et retourner à la ligne sans déborder. J’ai été punie si fréquemment que j’ai fini par intégrer le sens des limites et quand j’écris à la main, je sens la menace de ce fil rouge vertical même s’il n’existe plus depuis longtemps sur les feuilles de papier que j’utilise.
Que dire donc? Je pense aujourd’hui que mon écriture « à la Cecilia » s’est glissée dans ou sous l’écriture de ces cahiers. Je ne m’en souviens pas, et pourtant elle doit être là, enfin entraînée à demeurer sur les lignes et entre les marges. Ce premier effort est probablement la matrice qui m’insuffle aujourd’hui encore un sentiment de victoire, mêlé de vanité, chaque fois que quelque chose d’obscur, d’invisible, devient brusquement visible grâce à une première série de signes sur la feuille ou sur l’écran de
ÉCRIRE CONSISTAIT À SE MOUVOIR ENTRE
CES LIGNES, ET CES LIGNES – J’EN AI UN SOUVENIR TRÈS NET – ONT ÉTÉ MON CALVAIRE
l’ordinateur. Il s’agit d’une association de lettres provisoire, certainement imprécise, mais qui s’étale entre-temps sous mon regard, tout près des premières impulsions du cerveau et toutefois à l’extérieur, déjà distante. Ce phénomène est, à mes yeux, toujours nimbé d’une telle magie de l’enfance que, s’il me fallait symboliser graphiquement l’énergie, je recourrais à l’irrégularité avec laquelle Cecilia a écrit son prénom en exigeant que je la regarde, que je la voie et que je la reconnaisse avec enthousiasme dans ces caractères.
Mon envie d’écrire, depuis le début de l’adolescence, subit probablement aussi bien la menace de ces traits rouges – j’ai une écriture très soignée et, quand j’utilise l’ordinateur, je justifie le texte au bout de quelques lignes, en cliquant sur l’icône qui harmonise l’espacement – que le désir et la peur de les violer. Plus généralement, le sentiment que j’ai de l’écriture – et toutes les difficultés que je traîne derrière moi – est lié, je crois, à la satisfaction que j’éprouve lorsque j’arrive à me tenir bel et bien entre les marges et, en même temps, à l’impression de perte, de gaspillage, qu’entraîne cette réussite.
Je suis partie d’une enfant qui essaie d’écrire son prénom; pour continuer, j’aimerais vous inviter maintenant à vous attarder un peu entre les lignes de Zeno Cosini, le héros de l’extraordinaire livre d’Italo Svevo, La Conscience de Zeno. Zeno est justement croqué dans l’effort qu’il déploie pour écrire, et son effort n’est pas très éloigné, à mes yeux, de celui de Cecilia. Lisons : Après déjeuner, confortablement installé dans un fauteuil club, me voici un crayon et une feuille de papier à la main. Mon front n’a pas une ride, je viens d’éliminer tout effort de mon esprit. Ma pensée m’apparaît dissociée de moi-même. Je la vois. Elle monte, elle descend… mais c’est là sa seule activité. Pour lui rappeler qu’elle est la pensée et qu’elle a pour mission de se manifester, je saisis mon crayon. Et voici mon front qui se charge de rides parce que chaque mot se compose de lettres ; le présent impérieux renaît et me voile le passé1.
Il n’est pas rare que l’écrivain entame son récit au moment où il s’apprête à accomplir sa tâche, je dirais même que c’est toujours le cas. La façon dont nous imaginons faire sortir au moyen du mot écrit un « intérieur » fantasmatique, par nature fuyant, mériterait davantage d’attention quand on discute de littérature. J’ai pour ma part subi le charme de ces passages, je les collectionne frénétiquement. Et celui de
Svevo m’impressionne depuis l’adolescence. J’écrivais sans cesse, même si cela se révélait pénible et presque immanquablement décevant. Le jour où j’ai lu ces lignes, j’ai pensé que Zeno Cosini rencontrait les mêmes problèmes que moi, mais qu’il était beaucoup plus savant.
Svevo, vous l’avez entendu, souligne que tout commence par un crayon et un morceau de papier. Il se produit ensuite une scission surprenante: le moi de la personne qui veut écrire se détache de sa propre pensée et, en se détachant, voit cette pensée. Il ne s’agit pas d’une image fixe et définie. La pensée-vision apparaît comme quelque chose de mobile – elle monte et descend – et a pour devoir de se manifester avant de s’évanouir. Tel est bien le verbe, « se manifester », et il est significatif, il renvoie à une action qui s’effectue au moyen de la main. Le quelque chose qui se trouve devant les yeux du moi – quelque chose de mobile, donc de vivant – doit être « saisi par la main » dotée de crayon, puis transformé sur le papier en mot écrit. Cette opération peut sembler facile, or le front de Zeno, d’abord lisse, se charge de rides : l’effort n’est pas négligeable. Pourquoi? Svevo a ici une remarque qui me tient à coeur. L’effort vient du fait que le présent – tout le présent, y compris celui du moi qui écrit, lettre après lettre – n’est pas en mesure de retenir avec netteté la pensée-vision, qui se situe toujours avant, qui est toujours le passé et qui, par conséquent, tend à se brouiller.
Je lisais ces quelques lignes, j’en ôtais l’ironie, je les forçais, les adaptais à mon cas. Et j’imaginais une course contre le temps, une course où l’être qui écrit est toujours distancé. En effet, tandis que les lettres s’associaient rapidement en s’imposant l’une à l’autre, la vision échappait et l’acte d’écrire était presque immanquablement destiné à une approximation laborieuse. L’écriture mettait trop de temps pour fixer l’onde du cerveau. ■
1. Traduction de Paul-Henri Michel, revue par Mario Fusco, Gallimard, 1986.