Penseur d’opinion
À 90 ans passés, le philosophe revient sur l’évolution du concept qui lui tient tant à coeur, celui d’« espace public » ou de « sphère publique ».
Habermas* n’imaginait pas que ce concept, au centre de sa thèse d’habilitation soutenue en 1961 puis publiée l’année suivante – et qui bien que non traduite en français demeure son best-seller –, allait faire l’objet de tant de discussions dans le champ des sciences sociales. Dans le livre de 1962, il se proposait de décrire, à la charnière des xviiie et xixe siècles, l’émergence de l’espace public comme « idéal-type » de la société civile bourgeoise en Europe occidentale. Il désignait alors tout ensemble de personnes privées se réunissant pour discuter publiquement des questions d’intérêt commun. En lui se déterminait le caractère raisonnable d’une proposition politique à travers la possibilité de sa critique. L’opinion publique, ainsi formée et éclairée, jouait le rôle de contre-poids face aux pouvoirs absolutistes. L’espace public fonctionnant comme un intermédiaire entre la société et l’État. L’autorité politique, désormais responsable devant la société, se devait d’en tenir compte.
Dans Espace public et Démocratie délibérative : un tournant, Habermas souligne que l’apparition d’une communication de masse perturbe ce rôle de médiateur. Le processus de la délibération démocratique se trouve en partie biaisé dès lors que « le management des données et celui de l’attention se substituent au travail d’enquête et au souci de l’interprétation exacte ». Sous la concurrence des réseaux sociaux, la presse, s’adressant moins au jugement rationnel des citoyens qu’aux émotions des consommateurs, ne remplit plus sa fonction dans la formation des opinions publiques, d’autant plus que la distinction entre sphère privée et sphère publique tend à se brouiller. L’enjeu est crucial : « Dans un “monde” […] de fake news qui ne pourraient pas être identifiées comme telles et qui ne pourraient donc être distinguées des informations vraies, aucun enfant ne pourrait grandir sans développer des symptômes cliniques. » Restaurer confiance dans l’espace public des États démocratiques suppose qu’il demeure malgré tout inclusif et ouvert. ■
* Vient aussi de paraître Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir, tome 2 de son Histoire de la philosophie (Gallimard).