UNE LUMIÈRE EN CHEMIN
Pour l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire, l’activité pédestre était consubstantielle à l’élan créateur de la pensée. C’est lors de l’une de ses déambulations, nous dit-il, qu’il se convertit à la vérité.
J «e ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête je ne pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds1. » Parmi les écrivains qui trouvent leur inspiration dans la promenade, Rousseau occupe une place inaugurale. Certes, il se reconnaît d’illustres ancêtres parmi les philosophes de l’Antiquité: les péripatéticiens notamment, ainsi nommés parce qu’ils aimaient philosopher en déambulant. « Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et s’arracher à l’examen des richesses qu’il foule aux pieds et que la terre prodigue à ses vues », écrit-il dans l’Émile. Mais aucun des Anciens n’a spécialement réfléchi au lien entre marche et pensée, n’a élaboré une poétique du voyage, comme l’a fait le citoyen de Genève. Seule exception, peut-être, Montaigne, encore qu’il exécutât ses sauts et gambades plus volontiers dans sa bibliothèque qu’en se déplaçant. Son Journal de voyage n’a guère laissé de traces dans les Essais. Quant à la nature et au paysage, ils servent tout au plus de décor chez Montaigne. Ils n’existeront pour eux-mêmes que bien plus tard, la peinture leur faisant un sort avant la littérature. Or, la place qu’ils occupent dans les lettres depuis le romantisme, ils la doivent en grande partie au philosophe des Lumières.
PARIS-VINCENNES : LA MARCHE DE L’ILLUMINATION
On exagère à peine en affirmant que l’oeuvre de Rousseau est née d’une promenade, celle qu’il fit, en octobre 1749, de Paris à Vincennes, pour rendre visite à son ami Diderot, emprisonné pour avoir publié sa Lettre sur les aveugles, ses Pensées philosophiques et sa Promenade du sceptique. C’est du moins ce qu’il affirme lorsque, au moment d’entreprendre ses Confessions, il essaie de mettre un peu d’ordre dans sa vie. Cette promenade partage sa vie en deux: avant, il vivait dans l’erreur, désormais, il vivra dans la vérité. Rousseau a plusieurs fois raconté sa « conversion », entre autres dans le livre VIII de ses Confessions : « Cette année 1749 l’été fut d’une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après-midi, j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres
de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisais, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs ? À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. » Ce récit de « l’illumination de Vincennes », dont la rédaction date selon toute vraisemblance de l’année 1769, illustre à merveille la manière dont Rousseau construit son personnage et transforme sa vie en destin. Il nous fait d’abord savoir que, s’il va à pied, c’est par nécessité, ayant toujours été du côté des pauvres. Que s’il va vite, c’est par amitié pour Diderot, le directeur de l’Encyclopédie, dont il est l’un des collaborateurs. C’était avant de prendre ses distances et de se brouiller avec ses amis philosophes. Que s’il est accablé par la chaleur, c’est que les arbres « élagués à la mode du pays », c’est-à-dire dénaturés, ne donnent pas d’ombre. Qu’enfin, cette « illumination », il a eu l’occasion de la raconter plusieurs fois, notamment dans ses Lettres à Malesherbes, mais aussi dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, autant d’avant-textes des Confessions, datant respectivement du début et de la fin de 1762. On la retrouvera enfin dans l’un de ses tout derniers textes, la « Troisième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire.
DISPOSER EN MAÎTRE DE LA NATURE ENTIÈRE
Revenir sur cet épisode, c’est d’abord signifier son importance. Il n’a pas seulement changé la vie de Rousseau, il a donné un sens à son existence. Cette conversion est évidemment calquée sur la plus célèbre de toutes, celle de Saul, qui, de juif et de citoyen romain, persécutant les chrétiens sur le chemin de Damas, se voit transformé en Paul. Elle figure dans les Actes des apôtres et a été reprise par saint Augustin, un des modèles de Rousseau, qui raconte sa propre conversion selon le même schéma. C’est celui de la plupart des vies de saints, mais aussi d’autres illuminations, comme celle de Claudel.
Ce qu’il faut retenir des différentes versions du récit de Rousseau, ce n’est pas sa prétendue vérité historique. Elle a été contestée: le mois d’octobre 1749 n’a pas été particulièrement chaud à Paris et l’avenue de Vincennes était plantée d’ormes et non de chênes. Ce qui compte, c’est sa charge symbolique. Le premier Discours de Rousseau marque une date capitale dans la vie et l’oeuvre de l’auteur, mais après coup. Elle apparaît dans toute son importance en 1762, au moment de la condamnation de l’Émile et du Contrat social, de l’exil de Rousseau, chassé de France, puis du territoire bernois, avant son installation à Môtiers. C’est alors, dans ce moment de crise, que Rousseau, songeant à ses Confessions, met en avant cette date de 1749.
Que l’événement ait lieu en pleine nature, que le premier Discours lui ait en quelque sorte été dicté au pied de l’arbre où il était tombé comme touché par la foudre n’est pas moins significatif. C’est en se déplaçant que Rousseau trouve son inspiration. « Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d’une table et de mon papier. C’est à la promenade au milieu des rochers et des bois, c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies que j’écris dans mon cerveau. » (Les Confessions, livre III). D’où les difficultés de la transcription. « Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. » C’est pourquoi ses manuscrits sont « raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrable », poursuit-il. Souvent, celui-ci regrette de ne pas avoir tenu des journaux de ses voyages, ainsi au livre IV des Confessions, récits de vagabondage d’Annecy à Neuchâtel, de Fribourg à Berne, de Soleure à Lausanne, à Paris et à Lyon: « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux [les voyages] que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. » Le vagabondage, ce n’est pas seulement la liberté retrouvée, c’est aussi disposer « en maître de la nature entière ; mon coeur errant d’objet en objet s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux ».
« JE NE PUIS PRESQUE PENSER QUAND JE RESTE EN PLACE ; IL FAUT QUE MON CORPS SOIT EN BRANLE POUR Y METTRE MON ESPRIT »
« ON SE SUFFIT À SOI-MÊME COMME DIEU »
C’est souvent involontairement que Rousseau a quitté un lieu pour un autre. Mais sa déambulation ne s’arrête jamais. Elle est l’essence même de son existence et ceci jusque dans ce texte testamentaire que sont les Rêveries du promeneur solitaire2. Ébauchées en partie sur des cartes à jouer – conservées aujourd’hui à la Bibliothèque de Neuchâtel –, elles constituent l’ultime questionnement de celui qui, après les Confessions, après les dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques, pose encore et toujours la même question : « Que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher3. » Et de trouver un semblant de réponse dans le souvenir de ses promenades sur l’île de Saint-Pierre ou en se laissant dériver sur le lac de Bienne : « De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. » Mais peu d’hommes connaissent cette félicité et elle ne dure jamais. C’est que la condition de l’homme est celle d’un errant, éternellement. ■
1. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, dans OEuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1959.
2. Voir la récente édition critique par Alain Grosrichard et Alain Jacob, Jean-Jacques Rousseau, cartes à jouer, Classiques Garnier, 2018.
3. Les Rêveries du promeneur solitaire, dans OEuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1959.