ERRER POUR MIEUX CRÉER
Dans le sillage de Rousseau puis de Nietszche, de nombreux philosophes, écrivains ou poètes ont fait de la marche, souvent sans but, un exercice spirituel, voire un art de vivre capable de libérer et de transcender leur écriture.
E «rrer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre çà et là tantôt une fleur, tantôt un rameau, brouter son foin presque au hasard », prêche Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions. Maints romanciers, poètes et philosophes ont attrapé comme lui le virus de l’errance.
DE L’ARISTOTE PÉRIPATÉTICIEN
Parmi eux, Friedrich Nietzsche, qu’on a pu croiser jadis en Suisse, en Italie ou sur la Côte d’Azur (il existe même un « chemin Nietzsche » dans les Alpes-Maritimes). À la nécessité de l’errance, le poète philosophe associait celle du dépassement de soi. Son voyageur idéal est décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra : prophète « gravisseur de montagne » qui cherche « dans la souffrance et la solitude » « à se surmonter soi-même ». Déclinée à l’infini, l’image de l’écrivain-poète-voyageur « dur au mal » et raisonneur a inspiré tant d’écrivains, de Jack Kerouac à Jack London, de Frison-Roche à Éric-Emmanuel Schmitt [lire l’entretien page 49] qu’elle est devenue un genre littéraire en soi. Nietzsche ajoutait que ce dépassement exige qu’on « détourne les yeux de soi ». Ce qui nous ramène au placide Rousseau, qui rendait grâce à l’oisiveté qui pousse à la flânerie. Un otium, comme l’appelaient les Romains, qui, parce qu’il nous voue au caprice du moment, favorise une forme de rêverie méditative. C’est au fond celle du « philosophe promeneur », celle de l’Aristote péripatéticien qui réfléchit tout haut en vaquant de conserve avec ses élèves. C’est encore celle qui anime aujourd’hui le philosophe Roger-Pol Droit et le neurologue Yves Agid, tous deux finissant par convenir, au terme d’une série de six « dialogues en marche », que l’exercice « permet de mieux penser » comme l’ont prouvé « Platon, Montaigne, Rousseau et Kant »1.
Marcher, flâner, errer… La geste déambulatoire a nourri l’imaginaire des poètes, tel Chrétien de Troyes et sa cohorte de chevaliers errants. « Je suis un piéton, rien de plus », écrivait sept siècles plus tard le fugueur
Rimbaud à son ami Paul Demeny. Marchant sur les pas de « l’homme aux semelles de vents » et du Baudelaire de « l’homme des foules », les surréalistes ont élevé la flânerie au rang des beaux-arts. C’est l’Aragon du Paysan de Paris, le Prévert des haltes dans les bistros et du « petit bruit de l’oeuf dur cassé sur un comptoir d’étain » (Parole, 1946), le Léon-Paul Fargues des gares de l’Est et du Nord, « vastes music-halls où l’on est à la fois acteur et spectateur » (Le Piéton de Paris, 1939). C’est encore le Blaise Cendrars de la Prose du Transsibérien qui va donner naissance au mythe de l’écrivain aventurier.
AUX « DÉRIVES » DES SITUATIONNISTES
Citons, pour la route, Walter Benjamin et son Marseille qu’il traverse sous l’emprise de l’ivresse cannabique. Se perdre en étant ivre, dériver pour échapper au « destin tracé d’avance » : les situationnistes ont saisi l’idée au vol. Sous l’impulsion de leur stratège en chef, l’alcoolique revendiqué Guy Debord, ils ont multiplié les déambulations avinées, pompeusement qualifiées de « dérives psychogéographiques », une manière de « vivre éveillé dans une société qui endort » (La Société du spectacle, 1967). Aujourd’hui, Jean Rolin est sans doute l’écrivain dont la déambulation vue comme une expérience de vie apparaît comme la plus stimulante. Il y a du Debord et du Rousseau dans son Pont de Bezons (2020), récit d’une promenade le long de la Seine. Ici pas de perf’. On ne médite pas au sommet de l’Everest. On regarde simplement en marchant le monde périurbain qu’on ne voit plus depuis des décennies. On vit, quoi. ■ 1. Roger-Pol Droit, Yves Agid, Je marche donc je pense, Albin Michel, 2022.