ARPENTEUSE DEVANT L’ÉTERNEL
Plus qu’une passion, le voyage était pour elle un mode de vie.
Fille d’un journaliste libre-penseur, qu’elle a adoré, et d’une mère dont elle a haï le « conformisme bigot », Alexandra David-Néel s’est tôt sentie pousser des ailes. Fugueuse à 15 ans, elle parcourt à pied la côte belge, gagne l’Angleterre : « Je ne rentrai qu’après avoir épuisé le contenu de ma bourse de fillette »,
narre-t-elle dans Sous des nuées d’orage,
l’un des récits dont elle émailla sa longue vie. « Je suis “partie” bien des fois sans jamais “arriver” », y écrit-elle, livrant par là sa vision du voyage : un long cheminement initiatique fait d’épreuves physiques, de rencontres et de lectures initiatiques à travers le monde. À Londres, elle lit le Bhagavad-Gita. À Paris, elle apprend le sanskrit. À Darjeeling, elle s’initie au vedanta, qui prend le « renonçant » pour modèle. À 43 ans, elle rompt avec son mari et décide d’effectuer son « grand voyage ». Il durera quatorze ans. Elle vend tout : objets, vêtements, bijoux, va de couvents bouddhistes en cavernes, apprend le tibétain, étudie le tantrisme, s’initie au tsam, une pratique de la solitude, au toumo, une expérience de chaleur en plein froid. Après des mois d’initiation, elle reçoit son nom tibétain : Lampe de sagesse. Vêtue de sa robe de lama, elle erre à travers les déserts du Tibet, soigne, bénit, délivre des prédictions, est victime d’escroqueries, échappe à des yogis anthropophages, joue même du pistolet ! Devenue « chemineau à travers le Tibet », c’est « à l’état de squelette » qu’elle arrive incognito, en 1924, à Lhassa. Elle a 58 ans. Il lui reste quarante-deux ans à vivre : Moscou, le Transsibérien, la Chine, l’Inde, le Tibet encore. Jusqu’à ce que, nonagénaire percluse de rhumatismes qui l’obligent à user de cannes, elle soit réduite à « marcher sur [ses] bras ». N’empêche. En mai 1968, comptant retourner au Tibet, elle fait encore renouveler son passeport par le préfet des Basses-Alpes. Partir pour ne jamais arriver… ■