PAR MOTS ET PAR VILLES
Marcheur impénitent, l’écrivain suisse a arpenté durant vingt-cinq les chemins autour de son asile de Herisau. Mais l’auteur de La Promenade fut aussi un flâneur des rues à l’affût du spectacle du monde.
Le nom de Robert Walser reste associé à la photo de son corps étendu dans la neige, son chapeau près de lui, devant des traces de pas. Prise le jour de sa mort, le 25 décembre 1956, elle condense trois aspects de sa personnalité : la tragédie de sa maladie mentale, le mystère de son rapport à la nature et au monde, et les signes de sa pratique impénitente de la marche, qui font de lui un type accompli de l’écrivain flâneur.
Doté par la nature d’une constitution robuste et d’une endurance hors du commun, Walser était capable d’avaler à pied des distances exceptionnelles – certains disent qu’il parcourait jusqu’à 80 kilomètres par jour, soit autant que l’aventurier Mike Horn ! –, au pas de gymnastique, le jour ou la nuit. Sa pratique de la marche fut-elle pour lui une forme d’autothérapie, ou une manifestation annexe de sa folie ? Toujours est-il qu’il a célébré la marche comme un but, une activité saine, propre à réconcilier l’homme avec lui-même, et surtout à le connecter au monde environnant. « Il est merveilleusement beau et archaïquement bon et simple d’aller à pied, pour peu que godillots et croquenots soient en bon état », s’enthousiasme-t-il dans La Promenade (1917).
À LA DÉCOUVERTE DES AUTRES ET DES PAYSAGES
À cause peut-être des décors bucoliques du canton d’Appenzell où il finira ses jours, on l’imagine marcher en pleine nature, loin des foules, sur le modèle romantique de Rousseau, type du « promeneur solitaire » égaré dans ses rêveries. Pourtant, Walser fut d’abord un marcheur des villes, qui contre toute attente appréciait l’activité et la trépidation des mégapoles, promesse pour ses habitants d’une vie plus riche et plus pleine. « J’aime le bruit et le mouvement continuel de la grande ville », écrit-il dans L’Institut Benjamenta (1909). Ne s’est-il pas trouvé à son aise au coeur de Berlin, où il a rejoint son frère Karl en 1905? C’est d’ailleurs comme écrivain des villes qu’il est distingué par Hermann Hesse, avec d’autres jeunes Suisses tels que Jakob Schaffner et Albert Steffen, dans un célèbre article du Tag. « Ils décrivent moins l’univers tant aimé jadis des villages et des chalets d’alpage que celui des villes et de la vie moderne », note le futur auteur du Loup des steppes… La Promenade montre ce tropisme: le narrateur, sorti de son « cabinet de travail ou de fantasmagorie », part pour une flânerie qui ne l’éloigne pas des périphéries de la ville. La promenade n’est pas tant une façon de rentrer au-dedans de soi, à la façon d’un Thoreau, que d’aller à la découverte des autres, le récit progressant par les rencontres autant que par les paysages traversés. Est-il exagéré pour autant de compter Walser aussi comme un grand écrivain de la promenade dans la nature ? Évidemment non. La nature est, chez lui, hospitalière, accueillante – les sentiers forestiers, dit-il, sont pareils à des « tapis », comme s’ils n’attendaient que lui.
Même en pleine campagne, cependant, Walser se présente en costume de ville, avec cravate et chapeau, comme s’il allait au bureau. Une tenue soignée qui le distingue du vagabond, double interlope du flâneur, figuré dans La Promenade par l’inquiétant Tomzack, mais aussi du promeneur endimanché et suréquipé, prêt à conquérir les Alpes. La marche chez Walser n’est pas un sport, encore moins un exploit, mais pas non plus un agrément ou une utilité digestive. Plutôt un mode du rapport au monde, et peut-être un art de vivre. ■
On connaît la passion de Walter Benjamin pour la flânerie. Dès le premier texte de son Enfance berlinoise, recueil de souvenirs écrits en 1932 et 1933, il évoque l’errance d’un enfant dans un parc de Berlin, le Tiergarten, dont il détaille l’« étrangeté » et l’« irréalisme » en des termes qui ravissent les surréalistes français, Aragon en tête.
« S’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation », y écrit-il. Adulte, Benjamin errera à Moscou, Marseille ou Paris, dont la découverte des « passages parisiens » et l’observation de la « foule anonyme » l’apparentent à notre Baudelaire national, dont il salue la « figure d’éclaireur » dans un exposé de 1939 à valeur programmatique d’un grand oeuvre jamais achevé : Paris, capitale
du xixe siècle. Marseille est pour lui un champ d’expérience olfactif et chromatique qu’il arpente sous l’effet du haschich. Dans un texte de 1932, il raconte qu’il y prend « les trompes d’auto » pour « un choeur de trompettes » ; il y découvre que « la laideur peut être un vrai réservoir de beauté » et il s’amuse à reconnaître dans chaque être qui l’entoure un « visage familier ». Ce sentiment de déjà-vu, le haschichin Baudelaire « l’a développé avec une grande vigueur dans Les Sept Vieillards », écrira-t-il quelques années plus tard dans son exposé de 1939.
DÉVIER DU CHEMIN TRACÉ D’AVANCE
Reste que, pour Benjamin, la flânerie n’est pas seulement propice à une méditation un tantinet hallucinée. L’écrivain philosophe en fait aussi – surtout – un geste subversif, une liberté en acte qui permet de s’autoriser toutes les dérives puisqu’elle se réalise en quelque sorte à notre corps défendant. C’est un moyen pratique et sûr de s’affranchir de la loi des hommes, notamment des pesanteurs sociales et religieuses qui assignent aux individus des chemins tracés d’avance. Le moyen est si efficace qu’il inspirera les situationnistes du siècle suivant, Guy Debord en tête. Mais revenons à Benjamin: « C’est dans une de ces rues que plus tard je parcourus la nuit dans des errances qui n’en finissaient pas, que me surprit, lorsque ce fut l’époque, l’éveil du désir sexuel », peut-on lire dans un texte des années 1930 recueilli plus tard dans
MARSEILLE EST POUR LUI UN CHAMP D’EXPÉRIENCE OLFACTIF ET CHROMATIQUE QU’IL ARPENTE SOUS L’EFFET DU HASCHICH
Enfance berlinoise. Perdu, un soir du Nouvel An juif, dans le dédale des rues de Berlin, le narrateur confesse avoir pris le chemin de la « rue maquerelle » au lieu de celui de la « synagogue », lieu dont il avoue dans un retournement des valeurs plein de cette perversité mâtinée d’humour corrosif dont il a le secret que sa fréquentation « ne laissait augurer que de l’embarras et de la gêne ». Optant pour la dérive, l’enfant berlinois s’arrache ainsi tout à la fois physiquement au ghetto du vieil Ouest et spirituellement au lieu divin du mythe qui prêche la soumission. Benjamin nous livre ensuite une formidable leçon : « D’un seul coup, une vague brûlante d’angoisse m’envahit – “trop tard, c’est raté pour la synagogue” – et, […] exactement au même instant, une autre survint, mais cette fois d’insouciance parfaite – “advienne que pourra, je m’en fiche”. Et ces deux vagues unirent irrémédiablement leurs élans dans le premier grand sentiment de plaisir. » Le plaisir, nous enseigne en somme le philosophe de l’école ô combien émancipatrice de Francfort, d’éprouver par la pratique la réalité de son propre libre arbitre. ■