I FAIRE ET PENSER LE PARTI PRIS DE PASCAL
Il reste toujours quelque chose de l’enfance, toujours… Marguerite Duras
Faire et penser sont deux activités opposées l’une à l’autre, dit-on.
Est-ce légitime ?
Non.
J’en veux pour preuve un contre-exemple, un « cas d’école » qui m’est cher: mon frère aîné qui, justement ne l’aimait pas, l’école. Ou plutôt, l’école ne l’a guère aimé. Virtuose de la clé à molette, du fer à souder et de l’ampèremètre, Pascal est mort subitement, seul chez lui, quelques heures avant le réveillon du 31 décembre 2021.
Sur le moment, on ne réalise pas. Il faut beaucoup de temps pour mesurer ce que signifie la perte d’un frère. Peu à peu, les souvenirs remontent à la surface. Alors même qu’il n’est plus et que nul ne sait en quelle sorte de lieu il se trouve, il s’installe en vous, discrètement, colonisant à votre insu jusqu’à vos façons de penser, de réagir, de vous remémorer. Ainsi devenez-vous, progressivement, autre que vous, plus que vous.
Ce qui donne parfois lieu à d’étranges phénomènes. Pascal avait une façon très particulière de faire rire ses amis, nos amis, pendant les dîners ou les soirées. Il racontait des histoires ou des anecdotes d’une façon désopilante, avec une gouaille toute personnelle que j’ai toujours été incapable d’imiter lorsqu’il était encore là pour servir de modèle. En juillet 2022, près de sept mois après sa mort, j’effectuai la traversée des Grandes Jorasses avec trois compagnons, dans des conditions à la fois dangereuses et difficiles (se casser une côte en descente, il fallait le faire). En plusieurs occasions durant les trois jours de cette course, « nous avons vu les diables », comme on dit à Chamonix, notamment lors d’un orage d’une violence inouïe à plus de quatre mille mètres d’altitude. Le lendemain de notre retour dans la vallée, épuisés mais pleinement vivants, nous nous retrouvâmes tous les quatre autour d’une table pour le petit déjeuner, en compagnie d’autres amis. Je me mis alors à raconter en plaisantant les moments les plus critiques de notre petite expédition. Au bout de quelques minutes, je me surpris à réaliser que je parlais exactement comme Pascal lors des soirées, l’imitant sans l’avoir cherché, comme si, ce matin-là, la peur encore chaude de la mort m’avait connecté à lui, à sa façon d’être ultravivant. À moins que ce fût lui qui était momentanément venu prendre ma place ?
Apprendre par corps
Les uns pensent, dit-on, les autres agissent. Mais la véritable condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains.
Denis de Rougemont
On peut être d’accord avec Nietzsche sans l’avoir lu. Mon frère aurait certainement applaudi cette recommandation dans Ecce Homo : « Ne prêter aucune foi à aucune pensée qui n’ait été conçue au grand air, dans le libre mouvement du corps, à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. » Il aurait eu bien des choses sensées à en dire. Par exemple, qu’il est temps de quitter notre sempiternel dédain pour l’intelligence des mains, la pensée manuelle, le génie du corps agissant. Que penser, c’est aussi être attentif à ce que l’on fait. Dans tous leurs gestes, dans toutes leurs décisions, le garagiste, le facteur d’orgues, le plombier, l’acrobate, le soudeur, le cordonnier, l’électricien, le cuisinier, le verrier, le guide de haute montagne n’intriquent-ils pas la réflexion à l’action ?
Entre ma naissance et mes dix-huit ans, j’ai vu Pascal tous les jours de ma vie, sauf rares exceptions. Par la suite, je ne l’ai jamais perdu de vue. Notre différence d’âge était la plus petite possible entre deux frères non jumeaux: il est né un 28 mars et moi le 1er avril de l’année suivante, juste un an après lui. Un autre frère, Vincent, est arrivé dix-huit mois plus tard. Notre triumvirat est demeuré longtemps insécable, à l’instar des trois quarks d’un même proton s’échangeant des gluons à une cadence d’essuie-glace. Plus tard, Antoine et Marie (unique soeur!), puis Rémi et Éloi, ajoutèrent deux duos successifs au trio initial.
Ce rappel chronologique dit assez que le nombre de mes souvenirs avec Pascal est incalculable, et chacun d’eux en fait surgir de nouveaux : « C’est putain le passé, disait Céline, ça fond dans la rêvasserie1. » Je n’en évoquerai qu’un, très vif, en forme d’hommage posthume. Une anecdote qui est comme un suprême condensat.
Nous devions avoir huit, neuf ou dix ans. Un jour d’été, lassés de bâtir de monotones et silencieuses cabanes, nous entreprîmes, à l’initiative de Pascal comme toujours, de construire un avion dans le jardin. Un avion de plusieurs mètres d’envergure, car on voit toujours grand quand on est petit. Tout excités, nous trouvons des planches pour former les ailes, d’autres pour la carlingue, de la ficelle pour tendre le fuselage. Une caisse en bois ferait le cockpit, des roues de poussette, le train d’atterrissage ; une roue de vélo singerait une hélice en rotation. Quant au manche à balai, ce serait un volant. Antoine et Marie, alors hauts comme deux pommes, joueraient le rôle de pilotes de ligne au moment des séances photo. Sous les ordres tranchants d’un Pascal qui se voyait déjà en nouveau Blériot, nous
DÈS QUE L’INTELLIGENCE DE SES MAINS JAMAIS TRANQUILLES S’APPROCHAIT D’ELLE, LA MATIÈRE INITIALEMENT INERTE, EN GÉNÉRAL CASSÉE OU ABÎMÉE, CESSAIT D’ÊTRE INSENSIBLE
scions, clouons, collons une journée entière, et un semblant d’avion finit par prendre forme sur la pelouse du jardin. Mais ce semblant d’avion n’avait pas de moteur, hélas. Ou plutôt si, il en possédait un, mais seulement dans l’esprit de Pascal, qui avait le don d’extrapoler au-delà du visible tout ce qui touchait à l’ordre supérieur de la machinerie ou de l’artifice. Son imaginaire fleurissant sur l’inanimé, il voyait notre avion comme un authentique monoplan, équipé d’un énorme moteur, puissant et surtout potentiellement très bruyant. Le bruit, c’était ce qui comptait le plus aux yeux, ou plutôt aux oreilles de Pascal: un truc qui ne faisait pas de bruit était nécessairement un truc en panne ou un bidule qui ne marchait pas comme il faudrait. Le silence d’une machine, quelle qu’elle soit, sonnait à ses oreilles comme une intimation à intervenir en toute urgence.
En fin d’après-midi, notre engin fut tout à fait terminé. « C’est un avion, dit Pascal, et un avion, c’est fait pour voler. »
Vincent et moi de lui faire remarquer : « Euh, oui, mais bon, là, y a pas de moteur. »
Il eut un regard de léger mépris.
« Un moteur, c’est caché, on le voit pas, mais on sait qu’il est là. »
Provoqué par notre agnosticisme, il décida qu’il fallait hisser notre avion sur le toit du garage des voisins, trois mètres d’altitude au bas mot. Dans mon souvenir, ce fut une opération lourde et chronophage, exigeante en maniement de cordes et d’échelles, que nous menâmes sous le regard aimant de notre mère – un peu inquiet aussi, même si elle en avait vu d’autres.
L’heure de l’envol finit par sonner. Nous étions tous nerveux. Actionnant vigoureusement une manivelle virtuelle, Pascal démarra le prétendu moteur, puis poussa l’avion dans le vide. Après une hésitation de quelques nanosecondes, l’engin choisit d’adopter une trajectoire rectiligne, parfaitement verticale, orientée dans le sens exclusif de la descente. Notre monoplan s’écrasa au sol, si violemment que sa rudimentaire ontologie en fut toute disloquée.
Contemplant ses débris épars, Pascal rayonnait de bonheur. Car de sa propre initiative, sans consulter le moindre manuel, il venait de réaliser une expérience extraordinaire, c’est-à-dire extrascolaire : se fiant à ses seules intuitions, il avait tenté un rêve personnel, il avait donné corps et âme à ses excitations créatrices.
Il a toujours été comme ça, Pascal, du début à la fin de sa vie: un phénoménologue radical. Il n’apprenait que par corps; il avait besoin de faire pour comprendre. De partir des choses mêmes, puis de vivre avec elles une sorte de concubinage passionné.
Le parti pris des choses
Notre âme est transitive. Il lui faut un objet, qui l’affecte comme son complément direct, aussitôt. Francis Ponge
Je devrais plutôt dire que Pascal choisissait toujours le parti pris des choses, à la manière de Francis Ponge. À condition que les choses en question soient des machines et des moteurs, des carburateurs et des culasses, un delco ou un bloc-moteur, des engins et des appareils, des circuits de toute sorte, y compris des chaudières. À ses yeux, tous ces objets techniques étaient, chacun à sa façon, « les héros de la grandeur du monde ». Ils constituaient le réel véritable, toujours incommensurable avec les abstractions qui tentent de l’attraper. Réduits à leur nudité concrète, ils devenaient les objets lumineux de son désir. Il voulait les toucher, les démonter, les sentir, les comprendre intimement tels qu’ils étaient, concrètement, sensuellement, sans jamais les remplacer par des concepts impalpables. Car ces choses-là sont bien davantage que les mots qui les nomment, bien plus que les calculs qui prétendent les résumer.
Gaston Bachelard, qui parle de « psychisme ascensionnel » (L’Air et les Songes) et de « psychisme hydrant » (L’Eau et les Rêves), aurait sans doute qualifié celui de Pascal de « mécanico-sensoriel ». Pour qu’une chose matérielle l’aspire et devienne aussitôt le théâtre de sa puissance, elle devait satisfaire à un certain nombre de critères qui, tous, convoquaient les cinq sens : il fallait qu’elle vibre ou qu’elle râpe, qu’elle couine, grince, siffle ou vrombisse, qu’elle fuie ou qu’elle fume et combure, qu’elle brûle ou pétarade ou gicle en flammèches, et même qu’elle file des coups de châtaigne ou qu’elle explose carrément à l’occasion. Sinon, voyez-vous, c’était pas drôle.
Ce qu’aimait Pascal par-dessus tout, c’était réparer. Plus précisément, il avait intériorisé de sa tête à ses pieds la fonction que Francis Ponge (alias Garçon Pensif, anagramme oblige) attribue à l’artiste : « Il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il nous vient2. » Dès que l’intelligence de ses mains jamais tranquilles s’approchait d’elle, la matière initialement inerte, en général cassée ou abîmée, cessait d’être insensible: elle frémissait, ondulait, puis se transformait, au bout d’un temps plus ou moins long, en un feu d’artifice. Quant à la mécanique et à l’électricité, disciplines qu’il tenait fermement à distance de toute formule mathématique susceptible de les obscurcir, elles devenaient avec lui, comme par magie, deux véritables poétiques, deux érotismes qui se combinaient à l’infini pour faire des étincelles, de la lumière, des tours-minute, des watts, des volts et du boucan.
Pascal était un alchimiste à la main leste qui aimait provoquer la jouissance des machines. Il aimait l’entropie, et surtout la faire croître.
À lui seul, il exemplifiait la thèse de Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience : il n’y a qu’un chemin pour entrer dans la chose, c’est de coïncider avec elle, d’entrer en sympathie avec son essence, d’accompagner au plus près son devenir. La chose est la chose, rien ne l’égale ou n’en dispense, et nous la perdons dès que nous
IL A TOUJOURS ÉTÉ COMME ÇA, PASCAL, DU DÉBUT À LA FIN DE SA VIE : UN PHÉNOMÉNOLOGUE RADICAL
la saisissons à travers ce qui n’est pas elle-même. Tout comme M. Jourdain faisait de la prose, Pascal pratiquait chaque jour, les mains gantées d’aurore et pleines de cambouis, un « retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition ».
Un système stupidement binaire
J’aime la pensée qui garde une saveur de sang et de chair, et je préfère mille fois à l’abstraction vide une réflexion issue d’un transport sensuel ou d’un effondrement nerveux.
Cioran, Sur les cimes du désespoir
Pascal était un très grand frère, immense, hypersensible, énergique, curieux de tout, parfois turbulent et provocateur. Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant affirme que l’enfant doit d’abord apprendre à se tenir tranquille assis sur une chaise. Admettons. Pascal, quant à lui, avait une dynamique intérieure, une sorte d’autopropulsion, qui le rendait incapable de demeurer assis plusieurs heures par jour, surtout dans une salle de classe. L’appel des sirènes de la mécanique était trop fort, et il aura vécu jusqu’au bout cette passion à fleur de peau. C’était un authentique génie dont je n’ai jamais rencontré de doublon, même approximatif, en un nombre pourtant respectable de décennies d’existence.
« Certains hommes ressentent, avec une délicatesse spéciale, la volupté de l’individualité des objets », observe Paul Valéry dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Pascal faisait partie de cette cohorte-là, d’une manière tout à fait singulière. Il avait bien compris que lorsqu’on les approche de près, lorsqu’on y fourre les doigts, les machines deviennent des sortes d’animaux faussement inertes dont on parvient à percevoir le caractère singulier: on ressent leurs champs de forces, la topologie de leurs fluides, l’architecture de leurs rouages. Parvenir à les réparer, c’est comme les apprivoiser. On découvre alors que, pris au pied de la lettre, le « je pense, donc je suis » cartésien ressemble à une posture paresseuse et qu’il faudrait plutôt dire : « Je répare mon vélo, je retape une maison, je soude, je tourne-visse, donc je pense, j’agis et je suis, tout cela en même temps. »
Mais ce viatique, hélas, ne fait pas autorité dans le monde scolaire, encore moins dans les arcanes académiques. Ce fut là le drame de Pascal, sa grande blessure. Il tenta de la soigner comme il put, y compris, sur le tard, au moyen de breuvages réputés n’être pas idéaux pour la santé, notamment après que les premiers symptômes de la maladie qui allait emporter notre mère se furent manifestés.
Paul Valéry regrettait, cette fois dans ses Propos sur l’intelligence, qu’on définisse trop l’intelligence par la scolarité :
L’intelligence devient alors la classe de ceux qui ont fait leurs études. Les études sont démontrées par les diplômes, preuves matérielles. […] Ce système est excellent pour la préservation et la transmission des connaissances, mais il est médiocre, sinon mauvais pour leur accroissement. Car il arrive que la preuve matérielle, le diplôme, soit plus durable que ce qu’elle prouve. Plus durable par exemple que le zèle, la curiosité, la vigueur mentale de celui qu’elle institue membre de la caste des lettrés.
Pascal a été injustement brimé par ce système bêtement binaire, par cette tyrannie des cases qui considère l’accession au prétendu royaume de l’abstraction comme plus valeureuse que toute connivence charnelle avec la matière. D’où vient que l’école ait distillé, sans forcément le vouloir, l’idée que l’exercice d’un travail manuel placerait son exécutant dans un état servile? Et d’où vient qu’elle n’inclue aucun rudiment de culture technique dans l’enseignement des humanités ? La technique, à ses yeux, manquerait-elle de dignité ?
Comme d’innombrables autres enfants de sa génération et sans doute des générations suivantes, mon frère aîné s’est toujours senti exclu de la caste des élus. En dépit de sa fringale de vie, il a copieusement souffert, enfant puis adolescent, de ce manque de reconnaissance. Ses talents singuliers, qui ne s’exprimaient qu’en dehors de la classe, échappaient à la détection des maîtres. Les fables de La Fontaine, les grandes dates de l’histoire de France, il les apprenait sans difficulté, mais cela ne le reliait à rien. Ses pensées, son énergie, étaient ailleurs. Il se sentait donc en marge, rebelle malgré lui.
Question zèle, curiosité, vigueur mentale, ingéniosité, il aurait pourtant eu quelques leçons magistrales à donner à tous les Rouletabille du cogito qui, comme moi (je le confesse), ont largement bénéficié dudit système. Notamment quand fut mis en place l’enseignement des mathématiques dites « modernes », qui voulaient bannir toute référence à la concrétude du monde, à commencer par ses problèmes de robinet. Nous étions tous les deux en sixième, dans le même lycée, mais dans deux classes différentes. Je me souviens de ma honte paradoxale lorsque, certains soirs, je rentrais avec une bonne note en mathématiques pour un devoir portant sur la distributivité de la multiplication sur l’addition, les propriétés de transitivité (ou non) de la relation de sororité ou le bon usage des diagrammes sagittaux (sic) : je savais qu’elle lui ferait atrocement mal, par comparaison avec les siennes. ■
1. Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Gallimard, 2022, p. 117.
2. Francis Ponge, Méthodes (1961), Gallimard, « Folio », 1988, p. 160.