Ces éveillés qui font débat
Un essai général sur le wokisme face à un document sur le phénomène dans l’entreprise: deux ouvrages discordants qui traitent d’un même sujet.
S’enquérir, sur le moment, du sens d’un mouvement social et de mentalités qui divisent une société est un geste périlleux, tant manque le recul et que prolifèrent de part et d’autre caricatures et désinformations. C’est le défi que relève l’essayiste Philippe Forest1 dans
Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke. Après quelques pages alarmantes – où il va jusqu’à tracer un parallèle entre les actions des « guerriers de la justice sociale » woke et les bûchers des vanités de Savonarole ! –, il entre très vite dans le sujet.
Il attaque d’abord la généalogie assermentée du mouvement, qui en fait un rejeton de notre pensée poststructuraliste des années 1960-1970 via ladite « French Theory ». Et il n’a pas de mal à montrer, côté woke, le détournement, sinon l’aplatissement, de la première par la seconde dans le sens d’un retour à un essentialisme qu’elle avait dénoncé au nom d’un examen du caractère construit, donc transitoire, de nos normes et concepts. Mais il n’a pas plus de mal à montrer combien les accusations de nihilisme que les anti-wokes adressent à la démarche déconstructionniste portent à faux.Il le fait en revenant, à partir de textes de Heidegger et de Derrida, sur la signification de cette déconstruction censée faire si peur à « l’Opinion ». Et c’est éclairant ! Dans l’esprit de ses initiateurs, elle n’a en effet rien à voir avec une démolition. Déconstruire un concept n’est pas le détruire, mais, en le désarticulant, le rendre à nouveau vivant car problématique. Bref, c’est l’acmé d’une méthode critique au bon sens du terme. De là, la thèse du livre : woke et anti-woke se ressemblent en ce qu’ils cherchent à
« reconstruire », les premiers en reconstituant des identités fixes sur les décombres de celles laissées par la déconstruction, les seconds en réhabilitant des vérités anciennes posées en absolus, la Nation, la République, le Social, etc. Le vrai débat ne passe donc pas entre eux, mais entre ceux qui, animés d’un « sens du négatif », continuent à questionner, et les autres, woke comme anti-woke, qui, effrayés par le doute, entendent retrouver un terrain ferme mais illusoire dans l’affirmation ou la réaffirmation, retombant ainsi dans le dogmatisme.
Rien n’oblige à suivre Forest dans son analyse, assez contournée; mais force est d’admettre qu’analyse il y a bien, qui fait de son livre une solide exploration de fond du phénomène. Ce qu’on ne peut dire de L’Entreprise face aux revendications identitaires, de la consultante Erell Thevenon et du publiciste Brice Couturier. Bien qu’animé de l’intention (fort politiquement correcte !) de séparer le bon grain du woke – sa lutte contre les discriminations – de son ivraie – son agit-prop identitariste –, on y retrouve tous les clichés anti-woke, relativisme, atteinte à la cohésion sociale, etc., et leur remède miracle, le républicanisme croisé par l’universalisme des Lumières – sans qu’aucune de ces notions ne soit, ou si peu, analysée. Presque une illustration en forme de travaux pratiques de ce que dénonce Forest. On y relève même une bizarrerie. Cet ouvrage au style aussi gracieux que celui d’une note interne d’entreprise inclut des témoignages de directeurs de ressources humaines et de cadres. Or, quasi tous s’accordent pour reconnaître que notre pays n’est pour l’instant que peu concerné par la question! On est donc en présence d’un curieux manuel de guerre préventive contre un « virus » introuvable mais qui ne saurait tarder – c’est sûr – à se diffuser… ■ 1. À noter aussi la parution de Rien n’est dit. Moderne après tout, de Philippe Forest (Seuil, en librairies le 14 avril).