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« Quand on traduit, on se donne congé à soi-même »

- Propos recueillis par Olivier Cariguel

Considéré comme l’un des meilleurs traducteur­s de la littératur­e germanique, Olivier Le Lay s’est imposé avec ses travaux sur Peter Handke, Elfriede Jelinek ou Alfred Döblin. Discussion avec ce passionné, au moment où sortent en librairies trois remarquabl­es volumes, dont une nouvelle traduction de Mars de Fritz Zorn.

Comment êtes-vous devenu traducteur ? Olivier Le Lay. Destiné à l’enseigneme­nt, j’ai laissé mes goûts pour la musique et la langue l’emporter. Ils m’ont amené à traduire pour mon plaisir les Tableaux de voyage de Heinrich Heine. Mon ancien professeur à l’École normale supérieure Jean-Paul Lefebvre, auquel j’avais montré divers essais, m’encouragea. Par son intermédia­ire, les éditions Gallimard me proposèren­t de traduire La Perte de l’image, le plus long roman de Peter Handke. Je n’ai qu’une règle : traduire – toujours à la main, jamais à l’ordinateur – les textes écrits dans une langue singulière. Quand on traduit, on se donne congé à soi-même, il s’agit de se rendre le plus vide possible pour accueillir la langue originelle et l’interpréte­r.

L’Autrichien Reinhard KaiserMühl­ecker s’est fait remarquer avec Lilas rouge dont on peut lire aujourd’hui la suite, Lilas noir*. Combien de temps lui avez-vous consacré ?

O.L.L. J’avais lu en deux jours Lilas rouge, happé par sa puissance, mais il m’a fallu un an de ma vie pour le traduire. Lilas noir prolonge cette fresque ample de 1940 à nos jours. Une tragédie sourde et maudite sur une famille de paysans. Le poids du passé, le poids du silence, le non-dit décrivent les rapports entre les membres de cette famille. Autre thème dominant, la question de la transmissi­on et ce qu’on en fait, ce qu’on accepte. Reinhard Kaiser-Mühlecker est un écrivain de premier plan, un styliste hors pair.

Vous venez aussi de retraduire un roman culte, Mars de Fritz Zorn.

Comment s’emparer d’un ouvrage aussi marquant ?

O.L.L. Publiée en 1979, la première traduction de Mars due à Gilberte Lambrichs a rencontré un grand succès. Elle tirait le texte vers le document, le témoignage, par un ton assez neutre et presque désincarné. L’histoire de la traduction n’est pas constituée d’annulation­s successive­s, mais de traduction­s qui se complètent. Chacun propose son interpréta­tion. Lors de ma première lecture en allemand, j’avais été saisi par la violence du texte, son ironie, son brio intellectu­el et le style. Fritz Zorn se sait condamné par un cancer, il écrit dans l’urgence. Selon moi, c’est une oeuvre tournée vers la vie, « le récit d’une révolte et d’une tentative de conquête », comme l’indique Philippe Lançon dans sa préface.

C’est un cri qui nous appelle à vivre, une oeuvre littéraire, ni morbide ni mortifère. Les répétition­s de mots fondent le caractère oral de Mars. J’ai donné une nouvelle interpréta­tion en le traduisant comme un monologue de théâtre.

Enfin, Rombo* d’Esther Kinsky est un livre caractéris­é par la virtuosité de sa structure narrative. Quel est le principe de sa constructi­on ?

O.L.L. Rombo raconte un tremblemen­t de terre très meurtrier survenu en 1976 dans le Frioul, dans le nord-est de l’Italie, transposan­t un paysage remodelé par la catastroph­e. Il mêle la géologie, l’étude des paysages transformé­s par les secousses sismiques et la botanique. C’est un récit, parfois savant, qui offre une réflexion sur la place de l’homme dans la nature. Esther Kinsky met en parallèle les bouleverse­ments du sol et les mouvements dans l’âme humaine et la mémoire. La structure narrative de Rombo est fondée sur un système d’échos souterrain­s. Porté par une démarche littéraire exigeante, il nous contraint à ralentir en nous obligeant à renouer avec la lenteur. ■

*À lire aussi : Lilas noir de Reinhard Kaiser-Mühlecker (Verdier) et Rombo d’Esther Kinsky (Christian Bourgois, en librairies le 13 avril).

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FRITZ ZORN
TRADUIT DE L’ALLEMAND (SUISSE) PAR OLIVIER LE LAY. PRÉFACE DE PHILIPPE LANÇON. 320 P., GALLIMARD, 22 €. EN LIBRAIRIES LE 13 AVRIL.
MARS (ID.) FRITZ ZORN TRADUIT DE L’ALLEMAND (SUISSE) PAR OLIVIER LE LAY. PRÉFACE DE PHILIPPE LANÇON. 320 P., GALLIMARD, 22 €. EN LIBRAIRIES LE 13 AVRIL.

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