Les orphelins de la littérature
Privés de leurs parents par la force des choses, ils sont nombreux ces orphelins à trouver une place dans la littérature et à fasciner les auteurs. Certains d’entre eux se sont démarqués et sont devenus des classiques, chacun à leur manière.
L’homme est-il un monstre ou le monstre un homme ?
Parmi les contes populaires allemands recueillis au début du XIXème par les frères Grimm (à partir de 1812), il en est un qui tire son épingle du jeu. Ces histoires courtes aux vertus parfois lourdement moralistes, mettent en scène des personnages démunis, innocents, comme c’est le cas d’Hansel et Grettel. Ces deux orphelins affamés, attirés par une maison faite de pain d’épice et de sucre d’orge, tombent aux mains d’une sorcière anthropophage.
Dans un registre bien différent,
Victor Hugo, publie près de vingt ans plus tard, Notre Dame de Paris (1831). Hugo y met en scène un homme difforme, Le Bossu (ou Quasimodo), perché en haut des tours de la cathédrale et condamné à rester dans l’ombre des carillons et des cloches.
Abandonné à sa naissance par sa mère, il deviendra l’un des protagonistes du drame passionnel qui se joue autour de la « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi devenait idéal : J’allais sous le ciel, Muse ! Et j’étais ton féal ; […] » (Arthur Rimbaud, Ma Bohême, 1870). Ces quelques vers de Rimbaud pourraient à eux seuls résumer ce que nous évoque Oliver Twist, Sans famille ou encore Tom Sawyer. De jeunes orphelins, jetés sur les routes ou dans les rues des agglomérations, livrés à euxmêmes mais toujours poussés plus loin par le goût de l’aventure. De cette période charnière de la littérature so
ciale, Dickens, et Twain après lui, ont créé des héros intemporels, devenus évocateurs de misère et d’innocence par la simple prononciation de leur nom. Oliver Twist (dont les aventures sont publiées entre 1837 et 1839) est le premier d’entre eux. L’enfant, né sous la plume de Charles Dickens, tombe de Charybde en Scylla avant de se retrouver dans une bande de malfrats sous les ordres du mesquin et traître Fagin. Quelques années plus tard, Dickens publiera les aventures de David Copperfield (entre 18491850), « l’enfant chéri » de son auteur qui n’hésite d’ailleurs pas à se mettre dans la peau de son personnage (utilisation occasionnel du « je ») et à y glisser quelques éléments autobiographiques.
Mais les deux héros de Dickens seront bientôt rejoints sur les routes par plusieurs autres, comme autant de hérauts d’une époque où il n’est pas rare de devenir prématurément orphelin. Sans doute inspiré par son prédécesseur, Mark Twain publie en 1876 Les Aventures de Tom Sawyer, un jeune rêveur qui aime chercher des trésors et flâner sur les bords du Mississippi. Avec son ami Hucleburry Finn (à qui Twain consacrera un livre en 1884), le jeune Sawyer a le don pour se mettre dans des situations embarrassantes voire dangereuses. Si le ton se veut plus léger que chez Dickens, le roman n’en est pour autant pas moins une critique acerbe d’une société américaine que l’auteur accuse d’abandonner ses enfants. Bien plus dramatiques sont en revanche les aventures du petit Rémi, appelé plus communément Sans famille, dans le roman du même nom d’Hector Malot (1878). Aux côtés de Vitalis, musicien ambulant à qui il a été vendu, et de ses chiens savants, l’enfant va parcourir les routes de France et connaître les malheurs d’une vie d’errance. Il ne saurait être question des orphelins dans la littérature sans mentionner la fragile Cosette, née sous la plume de Victor Hugo et figure emblématique des Misérables (1862). Luciole martyrisée par les Tenardier, elle croisera par une nuit d’hiver la route du forçat Valjean. Hugo va faire de sa très jeune héroïne une incarnation de la douceur et de la tendresse. Non sans nous faire oublier que la violence des hommes n’épargne pas ses jeunes héros. Le fringant et juvénile Gavroche le paiera de sa vie, alors qu’il ramasse les balles sous la barricade, chantonnant » C’est la faute à Voltaire… » pour se donner du courage.
Les orphelins fascinent et deviennent dès les années 90, des étendards de la jeunesse. L’orphelin devient » sexy « , parfois même » bankable » (comprendre » qui fait vendre « ). Deux séries vont s’emparer du phénomène, non sans un certain succès. Entre 1999 et 2006, sous le pseudonyme de Lemony Snicket, l’écrivain Daniel Handler publie Les Désastreuses aventures des orphelins Baudelaire. Déjouant constamment les mauvais tours du Comte Olaf, personnage fantasque déterminé à mettre la main sur leur fortune après la mort de leurs parents, les trois enfants Baudelaire se sont démarqués grâce à un humour noir omniprésent et à leur vision très pessimiste de l’existence. Savoureux, mais condamné à rester dans l’ombre de l’orphelin le plus célèbre de la littérature moderne : Harry Potter. Le sorcier a grandi avec une génération de lecteurs. Débutées en 1997, ses aventures poudlariennes l’ont conduit dans les situations les plus extrêmes, nées de l’imagination fertile de son auteure, J.K. Rowling. En permanence contraint d’échapper à son ennemi mortel, Lord Voldemort, le sorcier est devenu un phénomène de librairie puis de cinéma. La saga a déchaîné les passions, entraînant dans son sillage des millions de lecteurs. Orphelin, Harry Potter ? On peut en douter, à la vue de la grande famille que sa créatrice lui a donné tout autour du monde…
Pourquoi les super héros sont ils orphelins ?
Nous savons tous le drame de Batman. Alors qu’il n’est qu’un enfant, Bruce Wayne voit ses parents abattu sous ses yeux. La scène le marque à jamais, et il jure de combattre le crime pour que d’autres n’aient pas à vivre ce par quoi il est passé.
Un soir, alors qu’il est avec ses parents, deux coups de feu claquent dans la nuit. Deux corps s’effondrent, et le jeune Wayne reste seul à jamais. Le monde perd toute saveur. Il y a peu de témoignages de l’adolescence de Bruce Wayne, mais on peut facilement imaginer qu’à partir de ce moment, il a commencé à voir le monde en noir et blanc. Même la rue ou a eu lieu le crime a perdu son nom. Dans la mémoire de Bruce Wayne, c’est crime alley, la rue du crime. Il vaudrait mieux écrire la rue du crime, c’est-à-dire la rue où un enfant devient orphelin.
La figure de l’orphelin n’est pas spécifique à Bruce Wayne, même s’il est le personnage qui revient le plus souvent sur le moment ou ses parents ont été perdus. Peter Parker est orphelin, comme Superman, Dardevil, Hulk, Iceman, Angel, Wolverine, Jean Grey, Storm, Gambit, Rogue, Captain America, ... pour en nommer quelques uns.
La figure de l’orphelin est donc très insistante dans les comics. Pour en comprendre les raisons, il faut reprendre les conséquences du deuil des parents chez l’enfant.
Etre orphelin, c’est subir une perte radicale. En effet, l’enfant est à la fois dépendant dans la réalité et dans l’imaginaire de ses parents. Il est également en pleine construction de son identité. La perte des parents ou d’un parent a donc des conséquences importantes parce qu’elle est perte de tout ce qui donne à l’enfant son sentiment de sécurité.
Chez le tout petit enfant, la perte des parents, qu’il s’agisse d’un deuil ou d’une séparation, est vécue différemment en fonction de sa maturité. Dans les premiers mois de son existence, l’enfant vit dans une grande proximité fantasmatique avec sa mère. Peu a peu, il devient capable de se vivre comme une personne autonome. Lorsque la séparation survient avant la différenciation, l’enfant perd ce qui lui donne son sentiment de sécurité. L’investissement de la voix, de l’odeur, du style de portage constituent tout un contexte familier qui contribuent à son sentiment de continuité d’exister. Dans ces condition, une perte constitue une atteinte grave.
Les conséquences des séparations précoces chez l’enfant ont été décrite par R. Spitz sous les terme d’hospitalisme et de dépression anaclitique.
Les enfants deviennent tout d’abord pleurnicheurs, exigeants, et s’accrochent aux personnes avec lesquelles ils arrivent à établir un contact. Si l’environnement ne les soutient pas suffisamment, ils s’enfoncent dans la dépression. Leur développement s’arrête, ils deviennent tristes, et refusent le contact avec les autres personnes. Après cette phase, les enfants arrêtent de pleurer. Leur visage prend un aspect figé, les enfants deviennent léthargiques et leur développement prend un retard grave.
La situation est quelque peu différente chez l’adolescent. Celui-ci est moins dépendant de ses parents et est à une autre étape de son développement psychique.
Le deuil d’un parent provoque chez lui une crise dans les identifications. L’adolescent perd une image sur laquelle il s’appuyait pour construire son identité et donner sens à son monde. Le travail de dé-idéalisation des parents, si important pendant l’adolescence, est rendu compliqué. L’adolescent peut avoir tendance à installer le parent décédé à l’intérieur de lui même comme une figure idéale indépassable. De manière paradoxale, la mort du parent le conduit également a abandonner en catastrophe l’image d’un parent tout puissant, capable de protéger de tout, et de venir à bout de toutes les difficultés. Enfin, la mort du parent peut être interprétée au travers du prisme oedipien. L’adolescent interprète la mort du parent comme une punition de ses voeux agressifs inconscients. Les comics traitent de la question du deuil chez l’enfant. Les super pouvoirs sont des images des modifications psychologiques que les enfants endeuillés doivent subir ou des fantasmes qui sont associés à cette situation. En d’autres termes, le masque du super héros est le masque du deuil
La crise d’identification qui suit la perte d’un parent est traduite par la perte du visage de tous les super héros et leur adoption d’une identité secrète. Ce que le super-héros masque, c’est d’abord le terrible visage de l’endeuillé. C’est ce que le Docteur Strange suggère à Batman lorsqu’il le rencontre à Crime Alley «Qu’est ce que cela fait d’être sur les lieux où le sang de tes parents a été répandu ? Est-ce que tu te sens triste ? Ou ce costume tenue t’aide à masquer tes sentiments A cacher ton vrai self ?» (Le secret de Bruce Wayne, Batman, The animated serie»
Les pouvoirs extraordinaires des super héros signent l’identification à l’objet d’amour perdu. Les parents sont en effet pour leurs enfants des êtres doués de super-pouvoirs. Par leur taille, ils sont des géants immenses. Ils peuvent soulever des objets d’un poids insensé, se déplacer à une vitesse extraordinaire, contrôler des objets puissants, et, parfois, l’enfant a même l’impression qu’ils devinent leurs pensées. Selon le mécanisme du deuil, les super-héros se sont identifiés à ces puissants personnages. Leurs super-pouvoir sont donc les pouvoirs qu’ils attribuaient à leurs parents.
Le désir des super-héros de sauver tout le monde est une réponse de l’enfant à la culpabilité de n’avoir pas pu sauver ses parents, de l’avoir endommagé, puis finalement détruit par ses pensées agressives. En d’autres termes, en mettant le monde à la place des parents, les super-héros soulagent leur sentiment de culpabilité. Ils le soulagent même doublement, d’abord en sauvant et en réparant le monde. Ensuite, en mettant sans cesse leur vie en danger, ils se mettent également en situation d’être puni pour avoir souhaité puis survécu à la mort de leurs parents. (La mise en danger est également une répétition du sentiment d’insécurité éprouvé lors de perte du parent)
L’histoire de Batman est ici exemplaire. La scène inaugurale de la création du personnage le laisse entre ses deux parents morts avec «le sentiment insensé d’avoir été épargné». Pourquoi ce sentiment de culpabilité ? Pourquoi ce sentiment d’avoir été épargné ? Une partie de la réponse est dans la clinique du traumatisme. Une autre rejoint le fonctionnement banal des enfants et des adolescents.