Comment aurait réagi Romain Gary à la nouvelle de son entrée dans la Pléiade ?
Mal considéré par la critique de son vivant, le seul auteur a avoir reçu deux fois le prix Goncourt fait son entrée dans la prestigieuse collection. Huit raisons de se replonger dans ses écrits.
Comment aurait réagi Romain Gary à la nouvelle de son entrée dans la Pléiade ? D’être admis dans cette prestigieuse collection d’immortels, aux côtés d’Albert Camus, d’André Malraux et avant même Joseph Kessel ?
A deux reprises, l’écrivain a décliné l’Académie française, la dernière fois justement pour le fauteuil de l’auteur du Lion et des Cavaliers, à qui il a parfois été comparé, tous deux étaient gaullistes de la première heure. Lui qui recherchait pourtant la reconnaissance des lettres françaises a refusé aussi des «immortels» le prix Paul-Morand pour son oeuvre, peut-être parce que celles-ci l’avaient trop méprisé à son goût au point que dans sa dernière adresse d’auteur vivant, dans Vie et mort d’Emile Ajar, il a conspué le parisianisme et l’inculture de la critique.
Que dirait-il de voir ses deux signatures d’écrivain, Gary et Ajar - dans lesquelles on entend sonner un «rage» et qui signifient «brûle !» et «braise» en russe -, rassemblées dans ce panthéon, qui embaume l’oeuvre en objet fini et culte. Cela le ferait-il jubiler ou plutôt rire, le meneur de cette opération de dédoublement, celle de Gary inventant Ajar et qui a donné lieu à des péripéties «dignes de Courteline». Alors qu’on n’accordait au premier qu’un talent populaire, on a glorifié la plume du second, sans savoir qu’ils ne faisaient qu’un. Il est le seul Français, né Roman Kacew en 1914 à Wilno (actuelle Vilnius, capitale de la Lituanie, ville tour à tour russe, allemande puis polonaise), arrivé à Nice en 1928 avec sa mère et naturalisé en 1939, à avoir remporté par deux fois le Goncourt (alors que ça ne se fait pas), avec les Racines du Ciel (1956) et la Vie devant soi (1975). Supercherie qui dit beaucoup de sa liberté irrévérencieuse. Loin d’avoir voulu récolter une couronne supplémentaire, Romain Gary s’est offert une nouvelle naissance sous l’identité d’Emile Ajar, et un pied-de-nez à la bien-pensance littéraire.
Voilà donc ce franc-tireur canalisé en deux tomes, ses mots dépecés, ses affabulations scrutées, croisées et vérifiées. Il y a là une généalogie de ses écrits de fiction et récits (ses romans jugés les plus importants, sans les nouvelles, le théâtre, les essais), qui s’ouvre avec son premier livre remarqué, Education européenne, publié en 1945, dont il parle dans la Promesse de l’aube (1956).
A la réception du télégramme de l’éditeur anglais lui annonçant son intention de le faire traduire, il dit : «J’étais né.» Son dernier roman, les Cerfs-volants (1980), qui porte sur la Seconde Guerre mondiale comme le premier, thème récurrent de l’oeuvre garyenne avec l’extermination des juifs d’Europe, ferme le deuxième volume de la Pléiade. Vie et mort d’Emile Ajar, écrit en mars 1979, y est aussi, accessoire de sortie de scène qui devait dévoiler au monde post-mortem son Gary sous l’Ajar.
La dernière phrase en est fameuse : «Je me suis bien amusé.
Au revoir et merci.» Ce «rectificatif» a été publié dans l’urgence le 17 juillet 1981 par Gallimard après lehappening de Paul Pavlowitch, le petit-cousin de Gary qui lui avait servi à incarner Ajar, et qui est sorti du bois sans crier gare le 1er juillet 1981 avec l’Homme que l’on croyait (Fayard). Le 2 décembre 1980, à 66 ans, le mystificateur avait mis fin «à la carrière d’Emile Ajar et de Romain Gary d’une même balle de revolver», écrit Maxime Decout, maître de conférences à l’université de Lille, dans l’album qui accompagne l’édition.
Près de quarante ans après sa mort, la publication de Romain Gary dans la Pléiade, édition dirigée par Mireille Sacotte, déjà directrice du volume qui lui est consacré dans la collection «Quarto» de Gallimard, offre l’opportunité de reparler de cet écrivain hors du commun, dont l’existence tient du romanesque.
Elle permet surtout, au-delà de la personnalité iconique dont il se plaignait qu’on ne vît que ça, de se (re)plonger dans une fiction vivace, drôle et «humanitaire», comme Orsoni qualifie Morel dans les Racines du ciel. Voici huit bonnes raisons de (re)lire Romain Gary.
«Ouvrir un livre de Gary, c’est consentir à passer du rire aux larmes.» C’est la première phrase de l’introduction signée Mireille Sacotte et Denis Labouret, spécialistes de la littérature française du XXe siècle. Dans sa chambre à Nice, l’adolescent qui remplit des heures durant des cahiers d’écriture, vêtu d’une robe de chambre ample sur le modèle de celle qui avait fait la réputation de Balzac, découvre l’humour, «cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va nous tomber dessus». L’humour a été pour lui «un fraternel compagnonnage», poursuit-il dans l a Promesse de l’aube, récit autobiographique un peu arrangé de son enfance, de la relation avec une mère possessive et de son engagement dans la guerre.
Il utilise l’humour sous toutes ses formes, selon l’introduction, «des plus grivoises et truculentes (le rire gaulois, le rire rabelaisien) aux plus discrètes (l’ironie, la parodie), en passant par des particularités (l’humour anglais, l’humour juif) et par le jeu avec les mots».
Pour lui, c’est une façon de manier la subversion ou de travestir le réel. L’Américain traître de la guerre de Corée, Forsythe, dit au colonel anglais Babcok des Racines du ciel :
«Votre maudit sens de l’humour est une façon de tricher, d’apprivoiser cette vérité, au lieu de vous mesurer avec elle.»