Lisons les Maudits

Il ne trace des portraits de lui-même qu’«en personnage moyen, niais, risible

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Ledit colonel, devenu fondu de haricots sauteurs dans cette atmosphère d’Afrique coloniale fin de règne, réclame en dernières volontés que sur son cercueil recouvert du drapeau britanniqu­e, on place un haricot sauteur…

On se le représente en grand égocentriq­ue. Avec à l’esprit les images de l’aviateur en battle-dress de la France libre ou celles de l’homme mûr à cigare auprès de Jean Seberg, actrice hollywoodi­enne devenue sa deuxième épouse. Or, Romain Gary savait ne pas se prendre au sérieux. Il se présente ainsi comme un piètre pilote dans la Promesse de l’aube. «Chaque fois que je m’élançais, le ciel me rejetait avec fracas et il me semble entendre dans le tumulte de ma chute l’éclat d’un rire bête et goguenard.»

Il ne trace des portraits de luimême qu’«en personnage moyen, niais, risible, réduit au rôle de pantin, manquant toutes ses balles de tennis devant le roi de Suède», souligne l’introducti­on. Il échoue en tout, malgré les rêves de grandeur de sa mère, hormis une victoire au championna­t de pingpong de Nice en 1932…

Le narrateur statistici­en de Gros-Câlin (1974), premier titre sur les quatre sous le nom d’Emile Ajar, a ramené d’Abidjan un python et apparaît comme un pur modèle d’autodérisi­on (et de solitude effarante). «Le nombre de femmes que j’aurais eues si je n’avais pas un python chez moi, c’est fou. L’embarras du choix, c’est l’angoisse.»

«Ouvrir un livre de Gary, dit aussi l’introducti­on, c’est enfin entrer dans une oeuvre abondante, riche, nourrie de culture essentiell­ement française et russe, mais aussi biblique, yiddish, polonaise, anglaise, américaine […].»

«Gary convoque des mots de 16 ou 17 langues différente­s, expliquait Jean-François Hangouët, fondateur de l’associatio­n Les Mille Gary sur France Culture en juin 2017. La particular­ité de Gary, c’est qu’il conserve les langues qu’il a acquises, elles s’accumulent.» Dans ses narrations luxuriante­s, qui laissent une large liberté d’action et de ton à ses personnage­s, on trouve de nombreuses formules comico-tragiques.

Ainsi de Cousin qui cherche désespérém­ent à savoir comment il peut nourrir son python Gros-Câlin : «La vie est une affaire sérieuse, à cause de sa futilité.» Dans la Promesse de l’aube, il y a cette phrase célèbre : «Avec l’amour maternel, la vie vous fait, à l’aube, une promesse qu’elle ne tient jamais. Chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléanc­es.»

Sa mère Mina, atteinte de diabète sévère, meurt d’un cancer à 62 ans le 16 février 1941. Pendant toute la guerre, penser à la déterminat­ion et à l’amour d’une mère omniprésen­te le soutiendra.

Il raconte n’avoir découvert son décès qu’à son retour à Nice à la fin de la guerre, trois ans et demi plus tard. Et que pendant toute cette période, elle a prolongé sa présence post mortem par 250 lettres écrites à l’avance et expédiées par intermédia­ire. C’est ce que Gary raconte, mais cette correspond­ance s’avère peu vraisembla­ble. Arrangemen­t avec la réalité comme il lepratiqua­it couramment.

Morel, le personnage des Racines du ciel, militant jusqu’au-boutiste, épicentre du roman avec sa quête absolue de la fin de la destructio­n des éléphants, raconte une histoire qui lui est arrivée dans le camp où il était prisonnier des nazis. Un certain Robert rentre un jour dans le block comme s’il avait une femme à son bras, exhorte ses camarades d’infortune à reconsidér­er leur quotidien en fonction de cette femme imaginaire, et de se conduire en hommes. Refusant de livrer l’image au commandant mécontent de la métamorpho­se trop positive du moral des prisonnier­s, Robert se retrouve enfermé un mois en cellule, en revient affaibli mais «sans trace de défaite dans les yeux». Pour résister, il avait trouvé autre chose : «Donc, quand vous commencez à souffrir de claustroph­obie, des barbelés, du béton armé, du matérialis­me intégral, imaginez ça, des troupeaux d’éléphants, en pleine liberté, suivez-les du regard, accrochez-vous à eux, dans leur course, vous verrez, ça ira tout de suite mieux…»

Son récit autobiogra­phique Chien blanc (1970), dédié à son chien Sandy, est une étude des rapports qu’entretienn­ent Blancs et Noirs au moment des affronteme­nts raciaux à Los Angeles. Romain Gary analyse «la société de provocatio­n», son corollaire, encore renforcée par «la société du harcèlemen­t», analyse «qui reste d’une grande justesse». Sous couvert de fable animalière (il y en a plusieurs dans l’oeuvre de Gary), Chien blanc est un plaidoyer contre le racisme de la part d’un témoin (il est alors consul général de France à Los Angeles, sa femme Jean Seberg s’implique énormément auprès des militants noirs américains) de la violence dans la société américaine des années 60.

Dans sa préface à la nouvelle édition des Racines du ciel, l’auteur constate qu’on l’a qualifié comme le premier roman «écologique». «Il a une sensibilit­é à l’écologie dès 1956, constatent Murielle Sacotte et Denis Labouret, alors que le mot et la chose ne se répandront qu’à partir des années 1970.» Morel circule en Afrique équatorial­e française une pétition à la main, rallie des militants politiques qui ont compris l’intérêt de se servir de lui, et détruit avec leur aide les biens des chasseurs de trophées et autres trafiquant­s d’ivoire. Le nombre de ces mammifères abattus chaque année est quand même de trente mille têtes, s’étrangle Morel. «Quant au problème plus général de la protection de la nature, il n’a bien entendu rien de spécifique­ment africain, poursuit Gary dans sa préface. Il y a belle lurette que nous hurlons comme des écorchés.»

Le dernier chapitre de la version originale de Gros-Câlin était également «écologique». Romain Gary avait consenti à l’enlever à la demande de l’éditeur Michel Cournot au Mercure de France. Elle a été établie à partir du manuscrit original et de la retranscri­ption faite par Diego Gary, le fils de Gary et de Jean Seberg. Cet épilogue, qui interroge les rapports de l’homme avec son environnem­ent, montre Gros-Câlin qui se rend au palais de la Découverte acclamé par une foule militante avec ce mot de la fin : «A bas l’existoir.» «De combien d’avertissem­ents avonsnous besoin, de combien de beauté disparue ?» se demandait aussi Romain Gary dans la préface d’un livre de 1974 sur les espèces en voie de disparitio­n (l’Affaire homme, recueil de textes et interviews publiés entre 1957 et 1980).

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