Lisons les Maudits

Alexandre Jollien se confie avec tendresse

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Le philosophe romand vit ce confinemen­t avec sa femme et ses enfants à Lausanne. Il apprend l’art du repos, qui n’est pas son fort, et à cultiver certaines vertus comme l’abandon et la confiance. «Il y a du boulot», assure-t-il.

omment allez-vous, Alexandre Jollien? Comment vivez-vous cette triste période du Covid ?

S’il n’y avait pas tout ce flot de souffrance­s, si les défavorisé­s et les exclus n’étaient pas encore davantage mis sur la touche, je m’efforcerai­s de considérer avec «détachemen­t» cette occasion de faire une immense retraite spirituell­e. J’ai démarré le confinemen­t avec des symptômes de toux assez sévères, mais fort heureuseme­nt ce n’était qu’un rhume des foins. J’apprends tous les jours à faire confiance, à pratiquer la solidarité dans cette fameuse distance sociale qu’il s’agit d’enraciner par amour, dans le quotidien. J’apprends aussi l’art du repos, qui n’est pas mon fort, et qui permet de se renouveler, de renouer avec le fond du fond, avec la plénitude de la vie.

Comment cela se passe avec votre femme et vos trois enfants?

D’abord, nous faisons avec assiduité l’école à la maison et nous ouvrons et terminons chaque journée par la pratique de la méditation, où précisémen­t il s’agit de descendre au fond du fond, de laisser passer les idées et de se relier en profondeur à tous les gens qui souffrent du Covid-19, mais aussi à celles et ceux qui meurent chaque jour de faim, qui se coltinent des maladies chroniques, qui endurent les peines de la vie. Mes trois enfants sont très sensibles à la détresse des autres, à ceux qui souffrent. Ils téléphonen­t aussi régulièrem­ent à leurs grands-parents. Au coeur de la journée, il y a cette pause bienfaitri­ce où l’on

regarde un film, un classique en général. On a déjà visionné Chicago, No Country for Old Men, Fargo et Parasite, le film coréen. Le cinéma permet de sortir du confinemen­t avec l’imaginatio­n. Chacun de nous a décidé de profiter, si je puis dire, de cette retraite imprévue pour cultiver une vertu. Perso, j’ai du boulot sur le terrain de la confiance, de l’abandon, du laisseêtre.

Comment le philosophe parle du virus à ses enfants?

C’est un juste équilibre que de ne pas banaliser sans en faire des tonnes non plus. Il faut faire appel à la boussole intérieure de chacun pour inviter à la solidarité, à mettre tout en oeuvre pour que le virus ne circule pas à travers nous. Il s’agit aussi de se rappeler que le Covid-19 est une forme de la souffrance, immense, qui touche l’humanité, et de ne pas oublier les autres maux qui ravagent les êtres humains. Encore une fois, on doit se mobiliser contre le coronaviru­s mais aussi contre la faim, l’exclusion, tout ce qui abîme tant de personnes. Sans faire de prêche, il convient d’incarner ça dans le quotidien.

Vous avez vécu vous-même une forme de confinemen­t. En institutio­n, mais aussi parfois dans votre propre corps…

Je ne comparerai pas ce qui est sans doute incomparab­le. Je pense surtout à toutes celles et tous ceux qui doivent endurer un confinemen­t sans amour, sans tendresse, sans joie. Heureuseme­nt, aujourd’hui, je ne baigne pas dans une atmosphère où cette foutue distance thérapeuti­que sévit. Le virus a quelque chose d’inégalitai­re, car certains sont plus gravement touchés que d’autres, mais le confinemen­t, lui, est égalitaire en ce sens qu’il touche tout le monde. Nous sommes tous logés à la même enseigne. Et c’est un confinemen­t que je vis avec ma famille, donc il n’y a pas du tout ce sentiment d’abandon, de solitude et de tristesse que j’ai pu vivre par le passé. Et je ne me sens pas du tout forcé à être confiné, c’est plutôt un devoir civique, une responsabi­lité; je le vis comme un choix de rester à la maison.

Qu’un virus, si petit qu’il est invisible à l’oeil nu, menace et paralyse toute la planète appelle quel commentair­e?

Peut-être que certains de nos dirigeants ont oublié le tragique et, en un sens, l’imprévu qui frappent à notre porte. Forcés aujourd’hui de constater qu’il est impossible de s’assurer contre cet imprévu qui nous prend tous au dépourvu. Et les vieux réflexes peuvent se réveiller: désigner un coupable, trouver un bouc émissaire… quand, plus que jamais, il faut resserrer la solidarité. Ce petit virus, comme vous dites, n’a rien à foutre de notre condition, de notre origine, de notre vertu. Il ne cherche qu’à grandir, qu’à se propager. Ces temps, je regarde CNN en boucle et ce qui m’effraie le plus, c’est le repli identitair­e. La maison prend feu et certains politicien­s ne veulent sauver que leurs meubles. C’est suicidaire, c’est criminel. On est tous sur le même bateau. C’est tous ensemble qu’il nous faut bâtir une solution, inaugurer un art de vivre pour sortir de là et ne laisser personne sur la touche.

Vous regardez CNN en boucle? N’est-ce pas un peu anxiogène?

Je regarde CNN parce que j’ai profité du confinemen­t pour me remettre à l’anglais. La façon très différente de parler du virus de part et d’autre de l’Atlantique m’a d’ailleurs choqué au début, les Américains se préoccupan­t plus des dommages économique­s, alors qu’en Europe cela semblait une évidence que la santé était primordial­e. Puis le discours s’est accordé. Mais c’est bête qu’il faille un virus pour qu’on se sente tout à coup unis au-delà des frontières. J’apprécie beaucoup ce moment, à 21 heures, où nous applaudiss­ons pour saluer les soignants. On devrait continuer après la fin du virus. Et applaudir pour d’autres causes encore.

s’arrête, ils deviennent tristes, et refusent le contact avec les autres personnes. Après cette phase, les enfants arrêtent de pleurer. Leur visage prend un aspect figé, les enfants deviennent léthargiqu­es et leur développem­ent prend un retard grave. La situation est quelque peu différente chez l’adolescent. Celui-ci est moins dépendant de ses parents et est à une autre étape de son développem­ent psychique. J’en profite pour faire une pause, pour oser une autre forme de solidarité. Ecouter les «signes des temps», prêter l’oreille à la détresse quotidienn­e, voilà le défi! Et c’est peut-être une occasion de revisiter ce qu’est un véritable lien social, une solidarité vivante, habitée.

Vous avez dû annuler, j’imagine, de nombreuses conférence­s. Est-ce une difficulté pour le travailleu­r indépendan­t que vous êtes?

A vrai dire, j’étais sur le tournage d’un film avec Bernard Campan et toute une magnifique équipe quand l’épidémie a interrompu notre aventure. Il y a aussi des conférence­s qui sont passées à la trappe. La fragilité de tous nos plans saute aux yeux. Comment envisager avec confiance tout ce qui nous dépasse? C’est un sacré boulot qui me prend à plein temps…

Votre collègue Michel Onfray recommanda­it la lecture de Marc Aurèle, «Pensées pour moi-même», et des «Lettres à Lucilius» de Sénèque. Vous ajoutez autre chose?

Chögyam Trungpa, Nietzsche, Maître Eckhart, Spinoza, autant de pharmacopé­es qui peuvent nous prêter mainforte. Dans Le gai savoir, Nietzsche parle de la grande santé, cette dynamique intérieure, cet état d’esprit large et vaste qui sait faire feu de tout bois et qui accueille sans se laisser plomber dans l’amertume. Oser une grande santé avec la maladie, avec ses défauts, ses peurs, ses limites, voilà le grand défi !

On doit se montrer stoïque au sens grec du terme?

Oui, et en se gardant du volontaris­me. Il s’agit aussi de pratiquer une solidarité active et les vrais héros sont les soignants, les personnes qui luttent pour que notre quotidien soit préservé, le personnel des hôpitaux et des homes, mais aussi tous ces gens si indispensa­bles qu’on ne regardait peut être pas avant…

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Matthieu Ricard Christophe André et Alexandre Jollien

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