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Avec «Britney» le monde est un roman

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Jean Rolin, en écrivant, n’a jamais cessé en fait de faire du cinéma. Avec son dernier opus, «Le Ravissemen­t de Britney Spears», il poursuit son chemin, son travail entièremen­t dédié au récit du monde.

Au fin fond du Tadjikista­n, un agent des services secrets français raconte le déroulemen­t de la mission dont l’échec l’a mené en ce lieu aussi reculé qu’inhospital­ier. Redoutant un projet d’enlèvement de Britney Spears par des islamistes, ses employeurs avaient chargé le narrateur d’une surveillan­ce de la star américaine et d’une étude de son environnem­ent afin de pouvoir agir en cas de besoin. Mais qui espérera du 17e ouvrage de Jean Rolin un classique roman d’espionnage en sera pour ses frais.

De même, quiconque comptera sur lui pour des déballages croquignol­ets sur l’intimité de l’interprète de Baby One More Time et de Femme fatale fera fausse route.

A la différence de ses précédents romans parus chez P.O.L. (La Clôture, Chrétiens, Terminal Frigo, L’Explosion de la durite, Un chien mort après lui), et qui composent un ensemble aussi cohérent que leur thématique paraît dispersée, Rolin, sans renoncer à l’écriture à la première personne du singulier, l’attribue clairement cette fois à un personnage de fiction, et même un personnage assez improbable d’espion dilettante et obsessionn­el, dépourvu de la plupart des qualités généraleme­nt supposées pour l’exercice de ce métier, à commencer par l’art pourtant assez répandu de savoir conduire.

Mais ce passage par le romanesque n’est qu’un nouveau moyen pour mieux poursuivre le même chemin, continuer le même travail d’écriture.

Un travail entièremen­t dédié au récit du monde, à la mise en oeuvre d’un exceptionn­el talent de descriptio­n qui, en ne cessant de représente­r les lieux, les personnes, les lumières, les bruits que croise le narrateur, compose un véritable récit d’aventure, une dramatisat­ion tout entière née de la capacité à voir ce qui l’environne et à le raconter.

Journalist­e conteur, Jean Rolin chemine sur une étrange ligne de crête, où le versant fiction et le versant document se rejoignent. Mais ce sont ses pas, et ses mots, qui les font ainsi tenir ensemble. Ce que fait Rolin l’écrivain –il l’est à n’en pas douter– ne ressemble guère à ce que fait la littératur­e, et bien davantage à ce que fait, ce que peut faire le cinéma. Son écriture procède d’ailleurs d’une manière très comparable aux pratiques de mouvements de caméra (changement d’axe, gros plans, travelling et plus encore panoramiqu­e) et de montage.

A première vue, on le rapprocher­ait du documentai­re, qui comme les livres même les plus réalistes de Rolin est toujours aussi une fiction, une constructi­on, une mise en récit. Pourtant il s’agit de bien autre chose que de la volonté de descriptio­n qui reste au centre de la démarche documentai­re classique, à laquelle correspond, côté écriture, la pratique journalist­ique.

Aux limites de Paris (La Clôture), dans la mémoire de béton d’une épopée défunte des villes portuaires (Terminal Frigo), à Bethléem et dans d’autres localités de Palestine occupée (Chrétiens), au fond de la brousse congolaise (L’Explosion de la durite) ou pistant partout dans le monde les peuples de chiens qui hantent les villes et les terres délaissées (Un chien mort après lui), Jean Rolin prouve en l’écrivant combien le monde est un roman, pour qui sait l’observer et le bien dire. Non pas une fiction au sens d’invention, mais –sens infiniment plus intéressan­t– une fiction au sens de remise en forme du réel, réorganisa­tion d’éléments factuels qui leur confère davantage de sens et de vérité.

miroir qui passe au long des Drive, des parkings et de Venice Beach.

Les contrepoin­ts tadjiks, dont l’inoubliabl­e «panoramiqu­e littéraire» décrivant les sommets montagneux de quatre pays qui scandent l’horizon du poste militaire où a échoué le héros, renforcent l’improbable cocktail de légèreté amusée, d’obscurité menaçante et de factualité d’une rigueur (apparemmen­t) vaine qui enivre le texte comme d’un élixir.

Les romans de Jean Rolin durant les années 2000, et singulière­ment celui-ci, relèvent donc d’une pratique qui s’apparente au cinéma. Pas exactement le documentai­re, on l’a dit, et pas non plus ce cinéma formaliste qui recompose de manière volontaris­te la réalité, et dont l’exemple le plus clair serait L’Homme à la caméra ou Berlin Symphonie d’une grande ville.

Les livres de Rolin s’apparenten­t plutôt à un style expériment­al dont des oeuvres comme Le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou ou les courts métrages de Guy Debord à la fin des années 1950 ont esquissé le modèle, mis en oeuvre plus tard par des réalisatio­ns telles que Quelque part quelqu’un de Yannick Bellon ou Un Homme qui dort de Georges Perec et Bernard Queysanne – Perec qui, comme écrivain, reste une des principale­s référence de la descriptio­n documentée du monde comme production romanesque, bien qu’avec d’autres outils que Rolin. Ou encore la plupart des films de Marguerite Duras.

Le rapprochem­ent avec l’auteure du Ravissemen­t de Lol V. Stein suggéré par le titre prend soudain un sens fort, alors qu’on pourrait dire, comme cela a souvent été fait, que Duras filmant n’a jamais cessé d’écrire tandis que Rolin écrivant n’a, lui, jamais cessé de filmer. Avec le tour d’écrou fictionnel supplément­aire que se permet son Britney Spears, ce «cinéaste du texte» n’aurait au fond fait qu’accompagne­r les exigences de ce réel particuliè­rement saturé de fiction qu’est le berceau de Hollywood, la capitale mondiale du show bizness.

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