Harry Potter le héros aux mille visages
D’après Tom Shippey, « le principal mode littéraire du 20e siècle est le fantastique ». Il est certain que la littérature Fantasy telle qu’elle fut définie par Tolkien tient aujourd’hui une place prépondérante au sein du monde littéraire contemporain, mais reconnaît-on pour autant la valeur de ses textes ? Harry Potter est le parfait exemple de ces romans auxquels de nombreuses étiquettes ont été collées « littérature populaire », « littérature enfantine » et autre « best-seller », sont autant de raisons alléguées par la critique pour dévaloriser une littérature qui n’est pourtant pas sans fondements. Analyser les romans de Rowling au travers du prisme « littérature, mythologie et psychanalyse », permet donc de souligner le rhizome intertextuel littéraire et folklorique qui donne tout son sens à la Fantasy.
Les romans Harry Potter défraient la chronique depuis maintenant dix ans et la question de leur valeur littéraire reste pourtant toujours en suspens.
Est-ce pour son succès populaire que l’auteur se retrouve sur la sellette ? Ou serait-ce parce qu’elle appartient au courant littéraire dont-on-neconnaît-pas-le-nom, la Fantasy ? Et d’ailleurs parle-t-on de Fantasy ou de fantastique ? Et que faire du merveilleux, ou encore des contes de fées, des légendes et des mythes ? Une chose est cependant certaine, que l’on parle de Fantasy, de merveilleux ou de merveilleuse Fantasy, il s’agit bien de cette tradition littéraire populaire qui de Homère à Harry Potter a émerveillé
les populations au travers de contes, de poèmes et de légendes. La littérature populaire aurait-elle une quelconque valeur littéraire ? De toute évidence oui, et c’est afin de le prouver que cette étude propose d’observer le monde d’Harry Potter, un texte “passerelle” réunissant littérature fantastique et littérature juvénile, en adoptant trois angles d’approche différents : la littérature et l’héritage légué par J. R. R. Tolkien, la mythologie et la théorie du Monomythe de J. Campbell, ainsi que l’approche psychanalytique de C. G. Jung. En construisant l’étude comme l’image spéculaire du Monomythe de Campbell, on peut ainsi suivre les progrès du héros et par conséquent ceux faits par le lecteur. Le départ, l’initiation, puis le retour permettent d’articuler mythe et étude du sujet. Quant à la littérature, dans la mesure où elle se fait support de cette quête mythique, il est intéressant d’analyser les réactions de l’auteur comme du texte ; réactions qui donnent une forme et un sens aux traditions auxquelles J. K. Rowling appartient.
La littérature Fantasy prend sa source au creux de la matrice « imaginaire et littéraire populaire », cette tradition qui de Chrétien de Troyes à Shakespeare, en passant par les Mabinogion et Milton, a influencé le Romantisme tel qu’il fut défini par Schlegel : un courant entremêlant « le fantastique, la mimésis et le sentiment ». Pourquoi alors ne pas parler du fantastique monde secondaire de l’Imagination, du réel et réalisme des mondes moldu et sorcier, et pour finir, de la représentation allégorique du mythe d’Éros ?
D’un point de vue littéraire, ceci implique donc la mise en place d’un monde primaire réel et la création d’un monde secondaire imaginaire. L’état d’esprit nécessaire au passage d’un monde à un autre, Tolkien, le père de la Fantasy moderne, l’emprunte à la littérature enfantine. Car la littérature Fantasy doit avant tout être animée par la simplicité et l’émerveillement qui participent de ce qui est, pour plusieurs auteurs romantiques dont Wordsworth, la magie des enfants. « Wordsworth a reconnu que les expériences et objets les plus communs de la vie de tous les jours sont imprégnés d’une qualité magique dont la vraie loi est discernée plus clairement par les enfants jouant la vie que par les hommes ». L’allusion à l’idéal romantique de l’enfant ou adolescent prophète pour qui les
codes de la Nature sont encore si faciles à lire est évidente. Lesdits codes permettent en outre d’introduire les codes moraux inhérents à la Fantasy et de façon plus générale à la littérature populaire. Il va sans dire que la Fantasy en tant qu’héritière des contes de fées est une littérature qui, comme les mythes, est produite afin d’être contée et de poser la question de la moralité. Cette morale qui d’un même son de cloche résonne dans bon nombre de romans de Fantasy est celle que Tolkien décrit dans son poème Mythopoeia ; ainsi le progrès pousserait chaque jour un peu plus l’homme vers un monde où profits économiques, pragmatisme et individualisme se font nouvelle religion. Il faut donc prendre conscience de ce danger et tenter de s’en échapper.
Rowling rejoint ici Tolkien et illustre cette même morale grâce au fossé qui sépare le monde primaire moldu de son monde secondaire sorcier. C’est en effet par le truchement de ce que Barfield appelle « la Fantasy satirique » que Rowling se joue de son lecteur et lui montre du doigt les déficiences du monde dans lequel il vit. Le premier chapitre de la série est l’exemple parfait de la technique narrative employée par l’auteur afin d’appliquer ce que Tolkien intitule « le miroir du dédain et de la pitié tourné vers l’homme ».
Rowling nous présente tout d’abord le monde réel et ses habitants, les moldus. Le qualificatif employé pour désigner la population du monde dit ‘réel’ est suffisant pour que le lecteur comprenne qu’il se trouve à la frontière de deux univers. Mais de quel côté de la barrière trouver sa vérité ? Serpentant de part et d’autre, Rowling entérine cette situation des plus déstabilisantes d’un côté, une famille loufoque incroyablement cartésienne au point d’en être insensée, de l’autre, un chat très cultivé et un magicien à longue barbe blanche.
Par un habile retournement de focalisation, l’auteur amène son lecteur, non pas à douter quant à la véracité des faits, mais plutôt à s’interroger sur sa capacité à s’identifier aux personnages un homme monolithique et moustachu obnubilé par les ventes de perceuses de son entreprise. Le monde dans lequel nous vivons serait-il à ce point aveuglé par le rationalisme et l’éminence de la systématisation minutée de chaque journée ?
La Fantasy moderne telle que Tolkien nous l’a léguée a indubitablement hérité de cette idéologie anti-Lumières, antimoderniste et pour finir anticapitaliste. Tolkien, Rowling et bien d’autres encore prônent un monde où l’homme et la nature vivent en harmonie, un monde où la magie et la poésie de ladite Nature permettent, à l’instar de l’Imagination, de retrouver une force transcendante qui dépasse l’entendement humain. À l’évidence, cet idéal se fait le message infraliminal qui sous-tend chacun des mondes secondaires que l’on retrouve dans les romans de Fantasy.
De retour à Privet Drive, Rowling nous présente les sorciers et nous ouvre les portes d’un nouvel univers. La situation est de plus en plus troublante pour le lecteur, car suite à la présentation des moldus, l’auteur change radicalement de style. Les « données actantielles, temporelles et spatiales de l’énonciation » qui, d’après F. Freby, peuvent être interprétées « comme un aveu de la nature fictionnelle du récit » et qui étaient si nombreuses dans la première partie du chapitre, s’éclipsent diminuendo à mesure que l’on découvre le monde des sorciers, laissant le lecteur avec une impression manifeste d’un réel lui offrant, certes, l’échappatoire d’un monde plus attrayant et plus intéressant, mais qui, à l’inverse du monde des moldus, risque de l’amener à se poser des questions
quant à sa propre réalité.
Si la littérature Fantasy est le chemin qui, d’un monde primaire à un monde secondaire, amène le lecteur à rejoindre son héros, c’est alors au mythe d’y planter arbres et montagnes et de lui donner couleurs et personnages afin de parfaire le paysage de l’Imagination. Les nombreuses facettes du mythe permettent donc de comprendre l’univers de romans tels que les Harry Potter, puisqu’il est avant tout une trame sur laquelle faire évoluer récit et personnages. En effet, le mythe permet à l’auteur de faire référence à diverses histoires ancestrales connues du lecteur et ainsi de donner une autre dimension à ses écrits. Plusieurs mythes sont particulièrement actifs dans les romans de Rowling ; phénix, pierre philosophale et alchimie gravitent tous autour de la thématique de l’immortalité et de la résurrection.
Et si, comme Barthes le remarque dans ses Mythologies, le mythe est un système sémiologique qui déforme le sens afin d’être toujours « approprié » (Barthes 192), alors on comprend comment ces mythes primordiaux ont fait peau neuve par le truchement de la mythopoéia et autres procédés de mythologisation moderne, afin d’interpeler un plus grand nombre de lecteurs.
Campbell et Jung ont tous deux le même étalon lorsqu’il s’agit d’étudier mythe et psyché de l’homme : l’archétype. Campbell souligne les divers archétypes que l’on retrouve dans les mythes issus de sociétés et de cultures différentes, le Monomythe étant le schéma archétypique à partir duquel l’aventure du héros est façonnée. On retrouvera donc toujours la même structure : le départ, l’initiation et le retour. Une fois dans ce nouveau monde et afin de poursuivre sa quête, le héros doit apprendre à mourir au passé et renaître au futur : « Un cycle sans fin, nous allons de la tombe du ventre, au ventre de la tombe : une entrée énigmatique et ambiguë au sein d’un monde de matière solide qui fondra et s’éloignera rapidement de nous comme la substance d’un rêve ». C’est une fois au coeur de la matrice de la mort et de l’inconscient que le héros doit faire face à diverses épreuves. La structure du monomythe mise en lumière par Campbell est somme toute fort semblable au chemin initiatique que Jung appelle Individuation, à cela près que l’approche psychanalytique permet de ramener la dimension humaine dans la sphère de la Fantasy en décortiquant le mythe et son influence sur l’homme et donc par extension sur le lecteur. Jung étudie donc l’impact sur l’homme moderne des archétypes actifs dans les mythes en se concentrant plus particulièrement sur la seconde phase de la vie d’un homme, ce qui chez Campbell est apparenté à la descente du soleil aux enfers et sa renaissance le lendemain. Cette approche particulière de la psyché est des plus intéressantes lorsqu’il s’agit d’appréhender les romans de Rowling puisqu’elle permet de mettre en exergue les procédés qui amènent le lecteur à entrevoir ce qu’il n’aurait pas vu ou tout simplement pas voulu voir. Toujours est-il que le sujet pensant doit affronter les mêmes épreuves que le héros mythique. En suivant le chemin que les taoïstes appellent « alchimie intérieure », il fait face à diverses épreuves et à l’instar du preux chevalier qui descend dans la sphère des enfers, il part à la recherche du trésor de toute quête transcendantale qui, dans la culture orientale, est représenté par le mandala : l’illumination, Dieu, ou le « Soi » chez Jung. Mais que l’on aspire à trouver la pierre philosophale ou les sources inconscientes du mandala, la quête des romans de Fantasy reste à jamais l’allégorie de l’acquisition d’une morale, d’une philosophie et d’une certaine sagesse.