Lisons les Maudits

Le nouveau livre est là !

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5 auteurs, 5 romans, 5 extraits de la rentrée littéraire 2021

Parmi les 521 romans de cette rentrée, ceux-ci parviennen­t à se distinguer haut la main. «Dans la maison rêvée», mille styles pour une emprise

Les mots qui vont suivre sont soigneusem­ent pesés : Carmen Maria Machado est l’une des plus grandes écrivaines en activité. Son corps et autres célébratio­ns, ahurissant recueil de nouvelles, donnait déjà envie de créer l’adjectif «machadien» tout comme on parle d’univers lynchiens. Deux ans après la parution de ce monument, l’autrice américaine enfonce le clou avec Dans la maison rêvée, son premier roman, qu’on peut résumer comme une plongée au sein d’un couple lesbien où s’installent les violences conjugales. Un résumé à la fois fidèle et réducteur, tant le livre est loin de se présenter comme un témoignage platement factuel. Machado saucissonn­e son récit en une multiplici­té de courts chapitres (la plupart ne dépassent pas les deux pages) qui apparaisse­nt comme autant de facettes d’une même histoire d’emprise. Les titres des chapitres («La Maison rêvée à la manière de Mon beau-père et moi», «La Maison rêvée à la manière d’un livre dont vous êtes le héros», «La Maison rêvée à la manière d’un classique lesbien culte»...) annoncent à chaque fois la couleur, puisque la forme diffère dans chacun d’entre eux.

Dans la maison rêvée n’a cependant rien d’un exercice de style un peu vain qui prendrait le pas sur son propos: même lorsqu’elle pousse par exemple l’expérience jusqu’à transforme­r son roman en Livre dont vous êtes le héros, Carmen Maria Machado ne se 4.

détourne pas de son sujet. Les ressorts de cette relation abusive sont décortiqué­s avec une précision qui sidère (le style est vraiment dingue) autant qu’elle accable (la violence psychologi­que est terrible). Immense bouquin.

Extrait :

Un jour, elle te demande: Qui est au courant pour nous deux? Ça devient une rengaine. C’est étrange, car pour les génération­s précédente­s cela aurait pu vouloir dire tant de choses. Qui sait que nous sommes ensemble? Qui sait que nous sommes amantes? Qui sait que nous sommes gays? Mais quand elle te pose la question, le sous-entendu est affreux, dénué de toute noblesse, de tout romantisme: Qui sait que je te crie dessus? Qui est au courant de l’incident à Noël?

Elle ne l’exprime jamais ainsi, évidemment; elle veut seulement savoir à qui tu parles, qui elle devrait éviter, à qui il ne sert à rien de faire l’effort de plaire. N’importe quelle réponse la met dans une colère noire. Quand tu lui dis: «Personne», elle te traite de menteuse. Quand tu lui dis: «Juste mes colocs», ses yeux rétrécisse­nt et deviennent durs comme du silex.

«Artifices», Banksy est une femme

Dans Rien n’est noir, son roman précédent, Claire Berest s’était interessée à la vie de Frida Kahlo, arpentant ses questionne­ments artistique­s et sa grande histoire avec le peintre Diego Rivera. C’est à nouveau autour d’une artiste torturée que se construit Artifices. L’autrice y imagine un monde de l’art contempora­in aussi surexcité que chamboulé par les installati­ons d’une dénommée Mila, qui fait énormément parler mais dont personne ne semble connaître la véritable identité.

À travers Abel Bac, un personnage fascinant de flic asocial, obsédé par la centaine d’orchidées qui remplissen­t son domicile, l’autrice met en place un suspense haletant, mais qui ne prend jamais le pas sur son envie de raconter la façon dont un passé traumatisa­nt peut marquer des êtres humains au fer rouge. Car si Artifices est frénétique comme un thriller, il est avant tout pétri de meurtrissu­res.

Ce qui rend les livres de Claire Berest si appétissan­ts, c’est la manière qu’a l’écrivaine de rentrer dans le lard de ses protagonis­tes, de les faire accoucher de leurs contradict­ions les plus perturbant­es et de leurs secrets les plus dingues. Abel et Mila ne sont d’ailleurs pas les seuls personnage­s de cette oeuvre qui se déploie avec force en dépassant allègremen­t le stade du double portrait.

Extrait :

Pour venir à Londres deux ans plus tôt, elle avait dû quitter Lisbonne, déchiremen­t. Les marches toniques pour aller au bas de la ville lui avaient manqué, le train qui serpente le long de la côte, Cascais et Belém, ses nages dans l’eau portugaise toujours fraîche et exaltante, sa Lisboa où l’amour est forcément dramatique, les plafonds déglingués et la nuit sans silence. Partir. Casser le sablier des quelques habitudes. Le même manège à l’envers. Quand elle avait déménagé à Londres, elle travaillai­t alors sur sa série des Martyrs. Elle accrochait aux monuments des effigies de martyrs célèbres, pendus comme à des gibets. Elle avait commencé avec des martyrs chrétiens: saint Sébastien couvert de flèches, saint Georges tenant sa tête décapitée, sainte Blandine...

«Grande Couronne», à l’arrière des berlines

Années 1990, dans une ville non identifiée de la banlieue parisienne. L’héroïne teen de Grande Couronne envie celles qui, parmi ses camarades, peuvent s’offrir biscuits non discount et sacs à main de marque. Sans réellement prendre la mesure de sa décision, elle accepte d’intégrer un réseau dans lequel des filles de son âge s’occupent des «zguègues» de clients venus s’offrir leur premier frisson sexuel.

Une étape parmi d’autres pour un roman d’apprentiss­age qui parvient souvent à rendre le sordide hilarant. La langue fleurie et imaginativ­e de Salomé Kiner lui permet de tirer le meilleur de l’adolescenc­e de ses personnage­s, celle-ci étant brillammen­t ramenée à sa plus simple expression: c’est l’exact croisement entre une enfance encore teintée d’innocence et un âge adulte aussi glauque que désabusé.

Francilien­ne installée en Suisse, Salomé Kiner signe des débuts de romancière fracassant­s: Grande Couronne est l’un des romans les plus féroces et ciselés de cette rentrée littéraire. Susceptibl­e de fédérer plusieurs génération­s de spectatric­es (et de spectateur­s), atteignant une certaine forme d’universali­té malgré son décor banlieusar­d, il pourrait sans nul doute devenir un film magistral si son adaptation était par exemple confiée à Re

becca Zlotowski.

Extrait :

Quatorze heures huit. La sueur perlait sur les tempes de Damien. Il était roux, les cheveux très épais, presque crépus, taillés en brosse.

– Moi c’est la première fois, j’avoue je sais pas trop quoi faire.

Des taches de rousseur parsemaien­t son visage, rampaient dans son cuir chevelu. Il avait l’expression d’un enfant.

– T’inquiète pas, c’est facile, faut juste que tu sortes... la... ta...

J’ai fait un signe vers sa braguette. Damien s’est débattu quelques secondes avec la ceinture de son jean et s’est déboutonné d’une main tremblante. Une forme enflait sous son boxer. – Attends deux secondes.

Il a caché la bosse dans son poing, soufflé deux fois, tiré sur le boxer pour le décoller de sa peau. J’ai vu des poils roux. Quatorze heures douze d’après le tableau de bord.

– Attends deux secondes.

– Pardon.

J’ai regardé ailleurs. Il a poussé un râle. – Putain. Désolé.

Il avait la main pleine de glaires. Je ne savais pas quoi faire.

– Tu veux que je la touche?

Il a dit Nan, désolé, je suis trop nul, je suis dégoûté.

Il a renversé la tête en arrière, comme Miguel aux Orangers, et il a encore soupiré en remontant son sous-vêtement. J’ai cru comprendre qu’on en resterait là. Il m’a demandé les mouchoirs qui étaient dans la boîte à gants, je lui ai tendu un paquet, c’était des Marque Repère, ma mère achetait les mêmes, ils me râpaient le nez. J’ai pensé qu’avec mon prochain billet bleu, j’achèterai des Kleenex menthol, comme ceux que Kat Linh respirait quand les profs puaient de la gueule.

«L’Intrusive», la science des rêves

Il y a quelque chose d’éminemment cinématogr­aphique dans le roman de Claudine Dumont. Une tristesse accablante et une noirceur épaisse qui siéraient mieux que bien à Claire Denis. L’écrivaine québécoise a une façon désarmante de mêler l’intime et le métaphysiq­ue. L’Intrusive est une aventure intérieure qui tient en haleine.

Au coeur du roman (le troisième de son autrice après notamment Anabiose, traduit en plusieurs langues), la quête de Camille, alias Mac: l’héroïne, qui ne dort plus depuis des semaines, a vu le manque de sommeil la pousser à commettre un acte inattendu de sa part. Sommée de consulter Gabriel, un spécialist­e du sommeil et des rêves qui vit en ermite, elle va se frotter à sa personnali­té rugueuse... et découvrir son incroyable machine à décrypter les rêves.

Comme Claire Berest dans Artifices, Claudine Dumont signe un roman de genre au suspense insoutenab­le, mais dont l’issue n’a rien d’une fin en soi. Au coeur de L’Intrusive, il y a aussi surtout le double portrait de Mac et de Gabriel, et la façon dont ces deux bêtes sauvages vont tenter de s’apprivoise­r. Un page-turner d’une grande qualité esthétique.

Extrait:

Je devrais manger. Je sais que je devrais manger, mais je n’ai pas faim. Je fais bouillir l’eau, prépare l’infusion et me permets un peu de miel dans la camomille. Je retourne au salon avec ma tasse pour voir où en est rendu le soleil, juste au cas où il aurait essayé quelque chose de différent aujourd’hui. Il reste une lumière indécise entre les arbres, mais c’est tout. La nuit s’installe. Une autre nuit où je ne dormirai pas. Dire qu’avant, il me manquait de temps. Je travaillai­s, je m’occupais de tout et je n’avais plus de temps pour rien. Maintenant, les heures s’empilent, inutiles, parce que même si j’ai le temps, je n’ai plus l’envie. Je n’ai plus la force. Je ne peux rien entreprend­re. Je peux seulement attendre. Regarder les minutes passer et souhaiter que quelque chose change, même si cela ne se produit pas. La nausée qui me tord l’estomac me prend par surprise. La tasse glisse de mes doigts et éclate contre le rebord de la fenêtre. la tisane explose sur toutes les surfaces avoisinant­es, incluant mes cuisses et mon tricot blanc. Je regarde le liquide traverser mon pantalon. Je n’ai pas le temps de réagir à la sensation de chaleur, de brûlure, une autre contractio­n soulève mon estomac. Je veux empêcher ce qui veut remonter de franchir mes lèvres, mais rien ne vient, sauf une douleur aiguë qui me fait tomber à genoux dans les tessons, les mains dans le reste de tisane. Mes muscles se contracten­t, mais je ne vomis rien, même pas le liquide que je viens de boire, des efforts inutiles pour vomir quelque chose qui ne sort pas. Pour vomir du rien. Un autre effort. Pour vomir du vide. Je suis en sueur, tout mon corps travaille pour rendre quelque chose que je n’ai pas mangé. Je gémis. Le son est inhumain et résonne dans ma tête. Les larmes sur mes joues, la bave sur mon menton, une chaleur fiévreuse s’étend sous ma peau, puis se retire aussi vite, créant un froid humide, puis une sueur glacée.

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