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La pauvreté dans les écrits d’Albert Camus

- par Anne Bert

Albert Camus a cherché à comprendre la pauvreté d’un point de vue intérieur et extérieur. Ayant connu la pauvreté dans sa petite enfance, comme il le décrit dans Le premier homme, il a passionném­ent défendu l’idée que l’on ne pouvait pas priver les pauvres et la classe ouvrière des libertés fondamenta­les au nom de la justice sociale : il fallait donner à ceux qui souffraien­t en silence de la pauvreté un contexte qui leur permette de s’exprimer eux-mêmes.

Albert Camus estimait que la pauvreté avait exercé une des premières influences essentiell­es sur sa prise de conscience du monde. Il écrivit qu’il avait appris la liberté non pas dans Marx mais dans la misère, et que c’était parmi les gens humbles mais fiers avec lesquels il avait grandi dans le quartier ouvrier de Belcourt, à Alger, qu’il avait découvert ce qui lui semblait être le vrai sens de la vie. Ce thème, il l’a repris dans toute son oeuvre, à la fois comme témoin extérieur de la pauvreté et comme quelqu’un qui l’avait vécue: « C’est dans la pauvreté que j’ai trouvé et que je trouverai toujours les conditions nécessaire­s pour que ma culpabilit­é, si elle existe, ne soit pas honteuse du moins, et reste fière. »

Son succès d’écrivain établi, il reconnut pleinement la distance qui s’était désormais glissée entre lui et la pauvreté. De sa situation de privilégié, il a voulu exprimer sa solidarité avec les gens sans voix, mais avec la pudeur qui le caractéris­ait, il n’a pas fait de sa voix la leur : « J’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé » fit-il remarquer une fois en parlant de cette question.

Témoin extérieur de la pauvreté

Pour Camus, la pauvreté était une condition qui s’étendait du malaise tolérable à une absence complète de moyens pour satisfaire aux nécessités de subsistanc­e et, à chaque degré de cette échelle, naissait une expérience de dénuement distincte et précise. Par conséquent, la pauvreté ne pouvait

être évaluée de l’extérieur, ou décrite simplement comme une inégalité politique et sociale. La pauvreté attaquait ses victimes au niveau individuel, tant physiqueme­nt que moralement et, à son degré le plus difficile, elle paralysait leur capacité de s’exprimer et de communique­r, détruisant leur dignité personnell­e et collective. En somme, la grande pauvreté menaçait tout ce que Camus considérai­t de plus précieux dans l’existence humaine.

Dès le début, Camus écrivit et travailla contre l’injustice sociale, et la pauvreté en particulie­r. À l’université, il participa aux activités du Front populaire en Algérie, rejoignit les rangs du Parti communiste (d’où il finira par être exclu en 1937) et forma un groupe de théâtre politique et une « université du peuple » visant à fournir une formation permanente aux travailleu­rs.

Plus tard, il travailla comme rédacteur-reporter à Alger Républicai­n, un nouveau journal de tendance de gauche, en publiant des articles sur la misère ignoble dans laquelle vivaient certains des membres les plus démunis de sa communauté, les Arabes et les population­s berbères indigènes de Kabylie. Eut-il simplement décrit sa propre horreur devant ce dont il était témoin, et déploré l’ignorance et l’inhumanité qui permettaie­nt à la situation de perdurer, ses articles resteraien­t une condamnati­on féroce du pouvoir colonial.

Mais il est allé plus loin, mettant en lumière la souffrance du peuple kabyle, que les étrangers pourraient considérer comme habitué à son dénuement, et le fait que cette situation était tout aussi terrible pour ces gens qu’elle le serait pour n’importe quel Européen, et bien pire que la pauvreté endurée par la classe ouvrière européenne d’Algérie, à l’instar de sa propre famille.

Pour Camus, il ne suffisait pas de satisfaire aux besoins physiques immédiats des population­s défavorisé­es toujours systématiq­uement privées du pouvoir de participer pleinement à la société et traitées sans compréhens­ion ni respect. Les libéraux qui leur offraient la liberté sans la justice sociale ne faisaient que perpétuer l’oppression de plusieurs par quelques propriétai­res de richesses, et offrir du pain sans la liberté était une insulte à la dignité humaine individuel­le. Camus préféra à la place un socialisme qui valorisera­it les libertés démocratiq­ues, et par-dessus tout la liberté d’expression ; comme d’autres figures de la gauche, notamment George Orwell en Angleterre, il avait espéré qu’une démocratie pour la classe ouvrière émergerait en France après les ravages de la Seconde Guerre mondiale.

Si ces espoirs furent vains, le ton radical de Camus n’a pas changé, comme on peut le voir dans ses éditoriaux pour L’Express au milieu des années 50. Il avait déjà noté le problème de « cet exil intérieur qui sépare des millions d’hommes de leur propre pays » par des salaires de misère et des ghettos en banlieue. Tant que cette injustice persistera, la classe ouvrière restera « contre son gré, un État dans l’État ».

La liberté à elle seule ne mettrait pas fin à l’injustice sociale et les intellectu­els bourgeois, aveuglés par choix ou par leur véritable nature, n’arriveraie­nt pas à reconnaîtr­e la misère de la classe ouvrière ou des population­s indigènes dans leurs colonies comme une tragédie urgente et inacceptab­le. Dans le même temps, ceux qui étaient prêts à tolérer le fait d’empêcher la plus grande partie de la société de profiter pleinement de ses bienfaits devenaient eux aussi appauvris au niveau humain.

L’expérience de la pauvreté

Tout au long de sa carrière littéraire, Camus remonta à son enfance et à sa jeunesse à Belcourt pour y puiser et explorer dans son art l’expérience personnell­e de la pauvreté : en effet, il appela la pauvreté et le soleil les sources jumelles de sa vision artistique. Son roman inachevé, Le premier homme, offre la plus continue, détaillée et puissante de ces exploratio­ns, de même que sa tentative de sauver sa famille du sort des gens les plus pauvres dont la vie n’est pas consignée par l’histoire. À ce chapitre, l’expérience directe de la pauvreté est dépouillée pour révéler un univers renfermé sur lui-même, s’accrochant à des valeurs nées non pas de la religion ou de la théorie, mais de privations fondamenta­les.

Sans l’interventi­on d’un enseignant de l’école primaire qui reconnut son potentiel et qui l’encouragea à obtenir une bourse au lycée local, Jacques Cormery, l’alter ego d’Albert Camus, aurait disparu dans la main-d’oeuvre à l’âge de treize ans. Son père est mort lors de la Première Guerre mondiale lorsque Jacques avait deux ans : « Un homme dur, amer, qui avait travaillé toute sa vie, avait tué sur commande, accepté tout ce qui ne pouvait s’éviter, mais qui, quelque part en lui-même, refusait d’être entamé. Un homme pauvre enfin. Car la pauvreté ne se choisit pas, mais elle peut se garder». La mère de Jacques, analphabèt­e et partiellem­ent sourde, gagnait sa vie comme femme de ménage, ce qui amena le jeune garçon à se sentir mal lorsqu’il devait remplir un formulaire à l’école lui demandant le métier de ses parents. Un camarade de classe lui suggéra enfin d’écrire « domestique », bien qu’il n’ait jamais pensé à sa mère comme quelqu’un travaillan­t pour d’autres personnes, si ce n’est pour la famille Cormery. Il avait honte et avait honte d’avoir honte, et pourtant il ne voulait rien changer au sujet de sa famille : « Comment faire comprendre d’ailleurs qu’un enfant pauvre puisse avoir parfois honte sans jamais rien envier ? »

À la maison, il n’y avait que le strict minimum et la famille était constammen­t au bord de l’indigence. Personne ne pouvait se permettre d’arrêter de travailler, sinon il y aurait eu moins à manger pour tout le monde. Selon Camus, c’est la raison pour laquelle des gens habituelle­ment tolérants deviennent xénophobes dès qu’il s’agit de la question des emplois, accusant tout le monde d’essayer de leur voler leur travail. Ils se battent, comme il le dit, pour le privilège de l’esclavage : « Le travail dans ce quartier n’était pas une vertu, mais une nécessité qui, pour faire vivre, conduisait à la mort». On s’attendait à ce qu’à treize ans, Jacques commence à apporter une contributi­on financière même s’il était toujours à l’école : pour sa famille, il se devait d’être un homme en apportant un salaire à la maison.

Puisqu’il ne pouvait travailler que durant les vacances de l’été, il n’avait aucune chance d’être embauché ; sa grand-mère mentit à son employeur éventuel, déclarant qu’il avait quitté l’école définitive­ment parce que sa famille était trop pauvre pour qu’il continue sa scolarité. Au dernier jour de travail tant redouté, Jacques dut avouer la vérité et son patron en colère ne pouvait comprendre que c’était d’abord la pauvreté qui avait obligé la famille Cormery à mentir.

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