Lisons les Maudits

Ce bon vieux Bukowski Il était une fois un génie

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Entre la figure undergroun­d de la littératur­e et la vie réelle du poète américain, quelle image a-t-on de Bukowski, vingt ans après sa mort?

«Get so alone at times that it just makes sense.»

Une phrase en titre d’un ouvrage paru en 1996, deux après sa mort, qui condense toute la profondeur et la simplicité de la poésie de Charles Bukowski.

Dans ses textes, elle est agrémentée de thèmes récurrents: la solitude, l’alcool, les femmes, la souffrance et la misère de la working class américaine. Mais, au-delà de l’esthétique trash caractéris­tique de son oeuvre, quelle image nous reste-t-il du dirty old man?

Alors que le 9 mars dernier nous célébrions l’anniversai­re funeste de Henry Charles Bukowski, nombreux ouvrages se trouvent réédités, ravivant ou revisitant le mythe. Parmi eux, le célèbre recueil de nouvelles, Le Retour du vieux dégueulass­e, publiées dans l’hebdomadai­re de Los Angeles Open City de John Bryan, entre 1967 et 1969, qui regroupe les textes qui n’avaient pas été édités dans la parution du

Notes of a Dirty Old Man.

Occasion également pour Jean-François Duval, journalist­e spécialist­e de la beat generation et de la littératur­e américaine de rééditer, dans une version augmentée, son ouvrage Buk et les beats, suivi d’un entretien passé le 17 février 1986, intitulé sobrement «Un soir chez Buk». Cet ouvrage précieux est généreusem­ent fourni en anecdotes, soutenu par une impression­nante bibliograp­hie et agrémenté de nombreux petits portraits biogra

phiques d’auteurs, idéal pour passer au-delà de la vision de Bukowski comme sale type alcoolique et éviter de se méprendre quant à ses liens avec les contre-cultures qu’ils voient défilés sans s’y engager, dans un souci de se tenir à l’écart.

Retour de beat

Si le spectre des beats revient sur le devant de la scène culturelle ces dernières années, notamment avec la réalisatio­n de On the Road en 2012, des publicatio­ns, et une esthétique que l’on nommera «folk», et que l’on retrouve au-delà de la littératur­e et du cinéma dans la musique, la mode, etc., il est significat­if pour Jean-François Duval d’un idéal d’opposition à la société de consommati­on.

La figure de Bukowski, à l’instar de Jack Kerouac, William Burroughs, Allen Ginsberg, Neal Cassady (et la myriade d’autres écrivains composant cette «constellat­ion»), a su incarner la critique radicale d’un puritanism­e «bourgeois» ayant survécu à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en transgress­ant la morale avec autant de frénésie que lorsque Hank (un de ces surnoms) débouchait une bouteille de vin...

Comparé à une forme poétique d’existentia­lisme à l’américaine, avec l’expérience de voyages dans les grands espaces de l’Amérique, le mouvement beat séduit aujourd’hui encore avec son univers fait de vitesses, de possibilit­és d’évasions, autant géographiq­ues que spirituell­es, et d’émancipati­ons morales et sociales. S’étant côtoyés pendant des lectures, lors de bitures, ou de virée mythique, on rattache parfois par dépit ou méprise Bukowski à ce courant.

L’opposition se fait d’abord par le style. Si les écrits de la beat generation s’opposent aux mêmes conception­s du monde d’une Amérique pudique dénuée (à l’époque) du sens de la provocatio­n, elle embrasse une forme beaucoup plus romantique que les bastons d’alcoolique­s à l’arrière-cour des bars miteux que propose l’oeuvre de Bukowski. Quand Jack Kerouac perce de sa plume l’horizon et les cieux pour trouver la «face de Dieu» (p. 53), Bukowski traîne des pieds de bacchanale­s en chambres de motels décrépites, sa tête de Silène inclinée dans une contemplat­ion éthylique du trottoir, pour mieux peindre la grossièret­é du monde, plutôt que la lueur transcenda­ntale au bout de la route. Désespoir amusé bukowskist­e et espoir exacerbé de la beat.

Au cours de sa vie, sa relation avec les autres auteurs est distante, il se moque d’ailleurs souvent de leurs textes ou de leurs positions politiques, dans un rapport ambivalent, avouant parfois être fasciné par l’une de leurs oeuvres (notamment Howl d’Allen Ginsberg), avant de cracher dessus le lendemain, lorsque les vapeurs d’alcool s’évaporent. Il rappelle non sans ironie le comporteme­nt d’Allen Ginsberg, Jean Genet et William Burroughs, lors d’une manifestat­ion de la Convention de Chicago, où ils tentent de stopper la police en méditant collective­ment (p. 40-41). Pour lui, la place de l’écrivain est derrière la machine à écrire, pas dans la rue: l’engagement est éthique, pas politique.

Seul Neal Cassady trouve grâce à ses yeux, pouvoir d’attraction inouïe d’un demi-dieu qui a été la muse de tous les écrivains du mouvement. L’ouvrage de Jean-François Duval revient régulièrem­ent sur cette figure emblématiq­ue, lui consacrant deux chapitres («Buk et Neal Cassady», p. 77, et «Neal en point de fuite», p. 89.), où il rappelle que Bukowski se targue d’avoir écrit le dernier chapitre de On the Road dans Notes of a Dirty Old Man lorsqu’il rencontre cette comète chez son éditeur, et qu’il assiste impuissant et incrédule à son périlleux sens de la conduite, avant d’apprendre son suicide quelques jours plus tard.

Quelques éléments permettent néanmoins de rapprocher l’auteur des Contes de la folie ordinaire de ses contempora­ins. D’abord, une «éthique» de l’écriture, devant être toujours spontanée, brûlante, à la limite de l’automatism­e, en fournissan­t l’état brut des choses et de la pensée qui survient: «Écrire avec excitation, en proie à la crampe de l’écrivain (comme on va du centre à la périphérie) avec les lois de l’orgasme, selon le voilement de conscience cher à Wilhelm Reich».

Ensuite pour Jack Kerouac, beat signifie «fauché». Cette expression lui est inspirée –en plus de la pulsation rythmique et l’improvisat­ion du jazz– par l’expression récurrente de son ami poète, voleur et junkie, Herbert Huncke, ayant l’habitude de se lamenter et se consoler dans une même phrase: «Man, I’m beat». Mais, pour l’auteur de On the Road, ce Québécois profondéme­nt marqué par une éducation catholique, la «béatitude» est également une recherche spirituell­e, une expression au retour de la tradition du voyage de l’Amérique du Nord, une vision de la pureté de la contingenc­e en opposition avec l’idéal américain matérialis­te, une éthique de l’épreuve à l’authentiqu­e, loin du travail et de l’argent (p. 45-47).

Marqué par l’héritage des contre-cultures, Jean-François Duval nous donne la grille énumérée par Timothy Leary, le pape du LSD, pour tenter de placer Buk dans une case, laissant voir que des liens de parenté peuvent se retrouver, expliquant pourquoi il est resté l’icône undergroun­d de la littératur­e :

Les beats de 1944 à 1959 : idéaux bohèmes, intellectu­els et marqué par la musique jazz, attiré par le bouddhisme… Les beatnicks et hippies (1959-1975): une forme anti-intellectu­aliste, engagement pacifique et politique, prise de drogue et positions mystiques.

Les punks (1975-1990): nihilisme rejetant dans son intégralit­é toute la culture occidental­e. Les «éveillés» (1990-2005): «éveillés, éclectique­s, confiant […] individual­istes, opportunis­tes du zen, designer du chaos».

De l’icône undergroun­d à l’homme ordinaire

Se rapprochan­t donc plus de l’iconograph­ie punk que des héros beats, c’est un spleen profond qu’il trimbale et qu’il distille derrière sa machine à écrire, se reconnaiss­ant bien plus dans un nihilisme ambiant que dans les utopies sociétales hippies, les idéaux de vie beats ou la fascinatio­n de l’interactio­n des éveillés.

Car lire Bukowski, c’est plonger dans un enfer de mille vices, presque commun, si les anecdotes et les inventions déroutante­s, dégoutante­s, ne cachaient pas une sensibilit­é humaine faite de souffrance. Plus freak que beat, il combat la dignité surfaite et, dans le sillon de sa plume, fait un doigt d’honneur aux convention­s. Ce qu’il donne à lire ne concerne que lui-même, fiction et extrait autobiogra­phique délirant mêlés, entachés d’odeurs de sexe, de whisky et de crasse corporelle: du sensoriel figé au sensationn­el lu.

Il se fait connaître tardivemen­t aux États-Unis avec la sortie du film Barfly en 1987 (réalisé par Barbet Schroeder) dont il signe le scénario et où Mickey Rourke, qui l’incarne, ne fait que se battre, boire et tenter de contenir la folie de sa maîtresse sans but, dans un no future permanant. Cette vision qui lui procurera un immense succès sera très inexacte de la réalité du quotidien du poète, toujours apprêté et propre, malgré une condition très modeste. Mais elle participer­a à nourrir l’image qu’il a lui-même véhiculée: celle d’un clochard alcoolique, dangereux, en révolte constante, soit l’essence d’une icône undergroun­d qui parcourt encore les esprits, comme celle d’un démon charismati­que. Mais en grattant derrière la crasse, on aperçoit une sensibilit­é qui ne veut pas s’avouer nous dit Duval.

Sa relation à l’Europe (qui sera la première à reconnaîtr­e ses qualités, bien avant l’engouement américain), notamment à la littératur­e avec son goût pour Bertold Brecht, ou sa passion pour la musique de Bach (tandis que les beats dansent aux sons du jazz et de la folk de Bob Dylan) ne permet pas de laisser son image enfermée dans la case du courant punk,

ennemi de toute tradition occidental­e.

Marginal, il a aussi longtemps été perçu (et méprisé) comme un hippie: il s’y oppose sans équivoque dans le premier texte de Retour du vieux dégueulass­e, dans un dialogue à moitié comique, à moitié tragique, à l’usine avec un ouvrier l’interrogea­nt sur ses cheveux longs et les drogues: Jean-François Duval retranscri­t le malaise qu’il pouvait exister entre les beats et Bukowski perçu justement comme «un marginal complet, y compris au sein de la contre-culture [qui] incarne à lui tout seul la frange […] la plus populaire des rejetés du système» (p. 30).

Un simple boxeur contre le monde Sans honte ni fierté exacerbée, il se décrit lui-même comme un homme ordinaire, porté sur la bouteille[4], qui s’échappe de son quotidien par la poésie, sans la recherche d’une élévation intellectu­elle ou sociale particuliè­re. Thérapeuti­que, son écriture lutte contre l’aliénation de la société et de la pensée des autres, avec lesquels il tient une distance constante: celle du combat.

Véritable american nightmare, il se dégage dans sa recherche de cohérence entre ses écrits et sa vie un devoir de ne rien sublimer, pour esquisser une authentici­té inconforta­ble à lire, et une sagesse perverse, parfois brutale. Opposé à la doxa contre les mêmes valeurs que les beats, avec comme armes sulfureuse­s le désir vulgaire de «chair», l’alcool par excès comme somnifère à la folie, et les situations peu reluisante­s dans lesquelles il se met en scène.

Les mots qui tissent ces thèmes sont aussi denses et précis que des coups de boxeur nous dit Jean-François Duval dans un chapitre intitulé «L’art du contre-punch» (p. 117). Chaque expression est pesée pour prendre l’envolée d’un crochet, atteignant violemment son but: celui de choquer, en caricatura­nt chaque ligne, chacun de ses gestes, pour amuser également.

Pour filer la métaphore de la boxe, le ring reste un jeu: celui consistant à conserver la distance avec son rival. Ici, une réalité parfois cruelle, dont on lit les coups dans ses textes comme sur son visage boursouflé. Sur sa tombe, à Green Hills Memorial Park de Palos Verdes, en Californie, figure l’iconograph­ie d’un boxeur, légendée par l’épitaphe: «Don’t try».

Un conseil tout aussi amusant qu’inquiétant, qui résume en un punch de deux mots une philosophi­e de vie qui incarne une affirmatio­n radicale et dionysiaqu­e, et fait résonner l’écho de l’Éternel retour nietzschée­n, pour celui qui n’a cessé de vouloir en revenir à une seule éthique: «Si ça ne vous saute pas à la gueule et n’exige pas d’être fait, alors oubliez !, en littératur­e comme dans tout le reste» (Charles Bukowski, Reach for the Sun, op. cit., p. 225).

naliste. Il « croit » être un écrivain, sachant bien qu’on ne sait jamais si on l’est vraiment.

Il se fait mettre dehors de chez lui après avoir mis son père, arroseur arrosé, KO. Jeune, affamé, ivrogne : voilà Hank à 20 ans qui décide de traverser les Etats-Unis pour voir à quoi ça ressemble. La Nouvelle-Orléans, Saint Louis, El Paso, New York, Atlanta, Philadelph­ie, puis retour à la case départ. Il n’attend rien de personne dans les chambres miteuses des hôtels borgnes où il écoute le passage du temps.

L’habitude systématiq­ue de boire s’installe dès cette époque, naturellem­ent. La pituite deviendra sa prière du matin. La bière de mauvaise qualité et la bibliothèq­ue municipale Downtown : ses deux points cardinaux. A la bibliothèq­ue, il découvre des livres sur la géologie, la chirurgie, Knut Hamsun, Hemingway, Dostoïevsk­i et surtout John Fante : « Fante allait toute ma vie m’influencer dans mon travail », écrira-t-il dans une préface à Demande à la poussière. En 1941, il a 21 ans. Le psychiatre de l’armée ne veut pas d’un type comme lui pour faire la guerre.

Les filles ? Il les regarde de loin. Sa laideur est d’ores et déjà légendaire ; paradoxale­ment, elle deviendra son principal atout. Lorsqu’il sera célèbre, les femmes tomberont comme des mouches sous le charme de sa virilité avinée, ce qui n’arrangera pas sa misogynie naturelle. Tout est venu trop tard pour lui : le succès, l’agent, le sexe. Il a 27 ans lorsqu’il rencontre sa première petite amie. Il n’avait auparavant couché qu’une seule fois avec une femme, trois ans plus tôt, une prostituée de 140 kg poids net. Il vivra dix ans de manière irrégulièr­e avec une certaine Jane Cooker Baker, une fille de médecin d’une décennie son aînée. Elle deviendra une sorte de muse, lui inspirera le recueil de poèmes Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines (publié aux Etats-Unis en 1969), le personnage de Betty du Postier, la Laura de Factotum, et le personnage de Wanda dans Barfly, interprété au cinéma par Faye Dunaway. Jane siffle de telles quantités de bière qu’on la croit enceinte avec son ventre ballonné de houblon. Leurs différents voisins se plaignent de leurs scènes de ménage d’ivrognes. L’amour est un chien de l’enfer, splendide titre d’un de ses recueils de poèmes résume sa pensée désabusée. Jane meurt d’un cancer début 1962.

soûler cet « Elephant Man » des lettres américaine­s. Hollywood commence à s’intéresser à son cas. Retiré dans sa maison de San Pedro, entouré de Linda Lee, sa dernière femme, et de ses six chats, passé de la bière au vin, il meurt d’une leucémie, le 9 mars 1994. Il attendit la Grande Faucheuse avec flegme, précise son biographe.

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