Bouillon de culture : L’écriture de la pauvreté selon William T. Vollmann
À quelles causes attribuez-vous votre condition ? Aux riches, au destin, à vous-mêmes ? L’écrivain américain William T. Vollmann a posé cette question à des pauvres des quatre coins du monde. À mi-chemin de l’enquête sociale et de la réflexion de moraliste, Pourquoi êtes-vous pauvres ? examine les déclarations et instruments de mesure du phénomène pour accéder à un savoir déroutant : la part d’ombre de la pauvreté, de ceux qui la vivent comme de ceux qui l’observent.
Le dernier ouvrage traduit en français de William T. Vollmann se présente comme la restitution de témoignages et de réflexions issus d’une vaste enquête comparative sur l’expérience de la pauvreté. Elle porte en son coeur une interrogation sur les raisons que ceux qui vivent dans la pauvreté lui attribuent. Pourquoi cette question dérangeante ?
Un sentiment de culpabilité :
L’auteur situe d’emblée sa démarche dans la lignée du livre célèbre de
Walker Evans et James Agee, Louons maintenant les grands hommes. Plus précisément, l’écrivain déploie sa vision de la pauvreté en partant de ce qu’il considère comme l’impensé de leur ouvrage : le sentiment de culpabilité. Celui-ci constitue le fil conducteur d’un tour du monde des différentes façons de vivre et de se représenter la pauvreté. Que peut dire l’écrivain qui, à la différence de George Orwell ou Jack London ne connaît pas ou n’a pas connu la misère en première personne ? William T. Vollmann part du constat de son extériorité irréductible à la situation de pauvreté, d’où naît précisément la culpabilité face à la pauvreté. Pour connaître, il lui faut donc enquêter et approfondir ce sentiment. Dans ces conditions et faute de vivre ou d’avoir vécu ce dont il parle, l’auteur reconnaît ne pouvoir faire que deux choses : montrer et comparer. Cette réduction liminaire des ambitions et des pouvoirs de l’écrivain invite à dresser un parallèle avec le travail des sciences sociales sur la question de la pauvreté.
Que ressort-il de cette pratique ? D’abord, l’existence de variations dans les réponses données à la question « Pourquoi êtes-vous pauvre ? » selon l’endroit du monde où vivent les pauvres. Ensuite viennent les interprétations, privilège de celui qui n’est pas pauvre et ne recherche pas la pauvreté, situation qui serait de toute manière faussée du fait d’avoir été recherchée. Le discours est d’emblée posé par Vollmann comme le fait de ceux qui ne sont pas pauvres et ne peuvent l’être. D’où la culpabilité à l’endroit de ceux à qui le sort réservé est celui que Céline avait résumé de manière lapidaire : les pauvres ne se demandent jamais ou quasiment jamais, pourquoi ils doivent endurer tout ce qu’ils endurent. Ils se détestent les uns les autres et en restent là.
L’incongruité de la question qui donne son titre à l’ouvrage et la culpabilité de celui qui la pose constituent donc les deux moteurs de l’expérimentation morale qui est au coeur de l’ouvrage. Si le retour sur soi ouvre l’enquête, s’entremêle à la restitution des expériences et clôt celle-ci, donnant à l’ensemble l’aspect d’un voyage philosophique, cela ne signifie pas pour autant que l’auteur n’a pas entrepris un véritable travail d’enquête. Il a certes dû payer les personnes pour qu’elles lui livrent leur histoire. Il n’a pu les fréquenter que pendant de brèves périodes – une semaine. Le recueil d’entretiens, d’observations, de chiffres, de photographies, de définitions et le recours permanent à la comparaison offrent cependant au lecteur la restitution exemplaire d’un matériau d’une grande qualité ethnographique. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, les conditions du recueil de ce qu’un sociologue ou un ethnologue ne manquent pas de considérer comme un corpus de données sont d’ailleurs bien mieux restituées que dans nombre d’ouvrages scientifiques qui n’accordent pas autant de place à la dimension subjective ou réflexive de la production du savoir.
Un tour de monde de la pauvreté et de ses raisons
« Pourquoi êtes-vous pauvre ? » s’ouvre sur une série de récits de rencontres avec des pauvres dans plusieurs parties du monde : Thaïlande ; Yémen ; Russie ; Chine ; Japon, etc. Il y a Sunee, femme sans âge qui oublie son travail et sa vie dans la promiscuité d’un bidonville par le recours forcené à l’alcool. Wan, fantôme mélancolique qui hante les abords d’une gare dans le demi-sommeil d’une vie animale. Natalia à qui une gitane a pris le mari, la fortune et le bonheur, à moins qu’elle ne les ait déjà perdus avant d’être victime du maléfice, etc.
À l’occasion de chacune des rencontres qu’il a pu faire, moyennant finances et services d’un interprète, avec un pauvre et sa famille, Vollmann donne accès à une double dimension de la pauvreté. Sa réalité matérielle, précisément décrite, rapportée à son contexte social, questionnée, y apparaît indissociable de son interprétation mentale ou culturelle par ceux qui la subissent. Cette première partie peut se lire comme tour d’horizon des raisons invoquées pour justifier la pauvreté et au premier rang desquels vient la fatalité, le destin, le karma.
Cette raison, le destin, revient plus souvent que d’autres dans les récits et les paroles capturées. L’auteur montre ainsi les incroyables ressorts moraux que contient cette explication inexplicable du sort. Ce qu’empêche la référence au destin, c’est la vulnérabilité à divers jugements subjectifs au sujet des pauvres. Le destin s’impose comme une évidence parce qu’il fait écran aux jugements sur le mérite, la faute, la culpabilité qui hantent les pauvres comme celui qui parle d’eux. Elle préserve les pauvres qui s’y réfèrent d’une partie de la culpabilité inhérente à leur condition.
L’une des grandes forces de cette première partie est de faire ressortir les raisons que donnent les individus sans araser l’incohérence des récits, l’irréalité des maux invoqués pour répondre à la question « pourquoi êtes-vous pauvre ? » Cette précision entraîne le lecteur dans une réflexion vertigineuse sur la difficulté de poser des mots sur cette réalité sans l’interpréter et donc la déformer. Elle fait également écho à des travaux ethnographiques qui ont montré que l’onirisme ou la perte du sens de la réalité constituaient une partie de l’expérience de la grande pauvreté.
déduit des premières, officielles, et interroge les dimensions remarquées « chez » des pauvres. L’écrivain opère donc un déplacement de cette notion qui donne à voir un ensemble de dimensions qui sont également au coeur des interrogations contemporaines en sciences sociales. Vollmann ajoute une remarque intéressante, qu’autorise l’approche littéraire de la pauvreté quand il souligne que ces différentes dimensions peuvent être incompatibles : l’invisibilité et la difformité ont en commun de se rattacher à la pauvreté mais s’opposent mutuellement.
C’est dans ces passages que l’écriture littéraire offre le plus de ressources à une réflexion conceptuelle sur la pauvreté. Décliner les dimensions subjectives de l’expérience de la pauvreté permet d’entrer dans une recherche de type anthropologique.
Volonté de signifier une vérité
La comparaison des cultures et la perception des différences invitent à une réflexion sur la relativité des signes. Pour illustrer le type de raisonnement, prenons la première catégorie étudiée. Quelle réponse Vollmann donnet-il à ces questions âprement débattues en sciences sociales aujourd’hui : qu’est-ce que l’invisibilité et quels sont ses rapports avec la pauvreté ?
En général, un pauvre est invisible parce que personne ne veut lui donner de quoi manger ou un endroit où dormir, et que personne ne veut se sentir coupable vis-à-vis de l’existence qui est la sienne. Pour approfondir cette définition minimale, l’auteur se demande ce que peuvent avoir en commun une femme afghane en burqa rencontrée au cours de la période des talibans et une toxicomane prostituée, aperçue à la dérobée en train de faire une fellation à un autre toxicomane dans les dédales d’une gare routière en Californie : quoi de commun, sinon cette invisibilité ?
Entremêlant des réflexions sur les portraits des différents pauvres qu’il a rencontrés de par le monde, Vollmann va alors chercher à démêler l’écheveau de préjugés, de ressentiment, d’ignorance et de culpabilité qu’engendre la pauvreté.