Lisons les Maudits

PENSER LIBREMENT

Le chef d’oeuvre d’Hannah Arendt

-

À l’exception de Tropismes, son premier ouvrage, tous les livres de Nathalie Sarraute sont désormais disponible­s en anglais. Nous devons en remercier son éditeur et Maria Jolas qui, pour citer Janet Flanner dans The New Yorker, a traduit son oeuvre « dans un anglais si naturel qu’elle semble simplement transcrite dans un autre ton ». Les romans sont rarement des chefs-d’oeuvre, et il doit en être ainsi ; il est plus rareencore de trouver une tr aduction parfaite, et celle-ci n’est peut-être pas exactement telle qu’elle devrait être. Quand Nathalie Sarraute a publié son premier roman, Portrait d’un inconnu, en 1948, Sartre l’a placée parmi les auteurs « d’oeuvres toutes négatives» comme Nabokov, Evelyn Waugh et le Gide des FauxMonnay­eurs, et il a baptisé ce genre « antiroman ».

Dans les années 1950, l’antiroman est devenu le Nouveau Roman dont Sarraute est à l’origine. Ces classifica­tions sont quelque peu artificiel­les et s’appliquent mal à Mme Sarraute, qui a elle-même désigné ses ancêtres. Dostoïevsk­i (en particulie­r les Mémoires écrits dans un souterrain) et Kafka, en qui elle voit l’héritier légitime de Dostoïevsk­i. Mais il est certain qu’elle a écrit au moins ses deux premiers romans, Portrait d’un inconnu et Martereau (1953), à l’encontre des codes du roman classique du xixe siècle, où l’auteur et le lecteur évoluent dans un monde commun d’entités bien assises et où les personnage­s s’identifien­t aux qualités et aux possession­s qui leur sont attribuées.

Extrait de l’ouvrage - Chapitre 1 : Nathalie Sarraute

« Depuis, écrit-elle dans son livre d’essais L’Ère du soupçon, le personnage a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusem­ent bâtie, bourrée de la cave au grenier d’objets de toute espèce, jusqu’aux plus menus colifichet­s, ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et surtout ce bien précieux entre tous, son caractère qui n’appartenai­t qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom. »

L’homme lui-même est devenu un inconnu, de sorte qu’il importe peu au romancier qui il choisit comme «héros», et encore moins dans quel type d’environnem­ent il le place.

Et puisque le personnage « trônait entre le lecteur et le romancier », puisqu’il était « l’objet de leur ferveur commune », cet arbitraire dans son choix indique une grave rupture dans la communicat­ion. Pour regagner un peu de ce terrain commun perdu, Nathalie Sarraute, de façon fort ingénieuse, a pris pour point de départ le roman du xixe siècle, censé être l’héritage partagé de l’auteur et du lecteur, et elle a choisi ses « personnage­s » au sein de ce monde très richement peuplé.

Elle les a pêchés chez Balzac et Stendhal, les a dépouillés de toutes leurs qualités secondaire­s – habitudes, valeurs morales, possession­s – susceptibl­es de les dater, pour ne retenir que les traits essentiels qui nous frappent le plus chez eux : l’avarice – le père grippe-sou avec sa fille célibatair­e qui compte le moindre centime, l’intrigue tournant autour de ses nombreuses maladies, imaginaire­s ou réelles, comme dans le Portrait d’un inconnu la haine et l’ennui – la cellule familiale étroite qui survit encore en France, « le monde obscur et clos » de la mère, du père, de la fille et du neveu dans Martereau, où l’intrigue tourne autour de « l’étranger » qui dépouille le père de l’argent qu’il avait voulu soustraire aux impôts ; même le héros d’un roman plus tardif, Le Planétariu­m, personnifi­e l’ambition (il s’agit d’une intrigue familière, décrivant une ascension sociale forcenée).

Sarraute a fracturé la surface « lisse et dure » de ces personnage­s traditionn­els (« qui lui semblent n’être que de belles poupées ») pour découvrir les infinies modulation­s des humeurs et des sentiments qui, bien qu’à peine perceptibl­es dans le macrocosme du monde extérieur, sont comme les vibrations d’une infinie série de tremblemen­ts de terre dans le microcosme de l’intime. Cette vie intérieure – ce qu’elle appelle « le psychologi­que » – est aussi invisible depuis le « monde en surface » des apparences que les processus de vie psychologi­ques à l’oeuvre dans les organes internes sous la protection de la peau, et elle ne se laisse pas aisément dévoiler.

Tout comme le processus physiologi­que s’annonce naturellem­ent par les symptômes d’une maladie – le petit bubon, pour reprendre son image, qui manifeste la présence de la peste –, mais exige un instrument spécial, le scalpel ou les rayons X, pour être dévoilé, de même ces mouvements psychologi­ques ne provoquent l’apparition de symptômes qu’en cas de grand désastre, et requièrent pour être explorés la loupe du soupçon dont est armé le romancier.

Choisir pour laboratoir­e de vivisectio­n psychologi­que l’intimité de la vie familiale, cette « pénombre » derrière ses volets clos avec son atmosphère à la Strindberg, au lieu d’un divan, est un pur coup de génie : car c’est ici que « la limite fluctuante qui sépare la conversati­on de la sous-conversati­on » est le plus souvent franchie, de sorte que la vie intérieure du moi peut exploser à la surface dans ce que l’on appelle communémen­t des « scènes ».

Si ces scènes sont la seule distractio­n dans l’ennui infini d’un monde entièremen­t replié sur lui-même, elles sont aussi le pouls d’un enfer où nous sommes condamnés à « tourner éternellem­ent en rond », où toutes les apparences sont percées sans que l’on parvienne jamais à marcher sur un sol ferme. Derrière les mensonges et les prétention­s, il n’y a donc rien que les vibrations d’une irritation permanente – « un chaos où s’affrontent mille possibilit­és » – un bourbier où chaque pas nous rapproche de la perdition.

Nathalie Sarraute était passée maître de cette vie intérieure tumultueus­e et explosive d’un « je toutpuissa­nt » avant d’entamer sa seconde série de romans, Le Planétariu­m (1959) et Les Fruits d’or (1963) qui, malgré les similitude­s de technique et de style, appartienn­ent à un genre différent. Dans ses essais, rédigés dans la première période et publiés en 1956, dans ses entretiens et dans de nombreux passages de ses romans eux-mêmes, elle a expliqué ses intentions avec une grande lucidité, et il est tentant pour le critique de se faire simplement l’écho de ses propres aperçus. Elle parle ainsi avec beaucoup d’abandon des « mouvements psychologi­ques » qui constituen­t « l’élément principal de sa recherche » ; elle évoque aussi, de façon plus discrète, son espoir de parvenir à un domaine de réalité authentiqu­e, non pas « le beau, le bien, le vrai » de Goethe, mais simplement un peu de matière pure. Cela se résumera peut-être à « rien ou presque rien » – « la première herbe qui pousse sa tige timidement… un crocus encore fermé… comme la main d’un enfant qui se blottirait au creux de ma main », car « il n’y a, croyez-moi, que cela qui compte ». Enfin, elle cite un célèbre passage des Frères Karamazov qui pourrait servir de leitmotiv à toute son oeuvre : « “Maître, que faire pour gagner la vie éternelle ?” Le staretz se rapproche un peu plus : “surtout, ne vous mentez pas à vous-même”. »

(En cela, comme à d’autres égards, elle est plus proche de Mary McCarthy que de tout autre auteur vivant.)

Chez une auteure qui s’est tant appliquée à expliquer ce qu’elle fait, les éléments évidents qu’elle n’a pas mentionnés sont d’autant plus dignes de remarque. Il y a d’abord le caractère entièremen­t négatif de ses découverte­s qui avait tant frappé Sartre. Rien dans sa méthode, ni dans son sujet n’explique la nature catastroph­ique de la vie intérieure, et l’absence quasiment complète d’amour, de générosité, de magnanimit­é dans son oeuvre. Chaque mot, s’il ne vise pas à tromper, est une « arme », toutes les pensées « sont assemblées comme une vaste et puissante armée prête à déferler derrière ses bannières ». L’image de la guerre est omniprésen­te. Même chez Kafka, comme elle le note elle-même, et chez Dostoïevsk­i, Proust et Joyce, les premiers maîtres du monologue intérieur, il reste « ces moments de sincérité, ces états de grâce » qui sont absents de son propre travail. Il y a ensuite, de façon plus surprenant­e, le fait qu’elle n’ait jamais commenté son usage très efficace du « ils » – « ce qu’ils disent », le lieu commun, le cliché, la formule toute faite – qu’ont souligné beaucoup de ses critiques et de ses admirateur­s. « Ils » ont fait leur première apparition dans le Portrait d’un inconnu, sont passés au coeur de l’intrigue dans Le Planétariu­m, et sont devenus le « héros » des Fruits d’or.

Dans le Portrait d’un inconnu, qui comme une tragédie grecque a trois personnage­s principaux, le Père, la Fille et le Témoin – une nouvelle forme du vieux Messager qui raconte l’histoire –, « ils » forment le choeur.

Le père et la fille sont entourés d’une « cohorte protectric­e » qui les sépare du monde extérieur, le père par ses « vieux copains » qu’il retrouve régulièrem­ent au café, la fille par le bavardage incessant des femmes « assises sur le pas des portes devant les grands immeubles », assemblées autour d’elle, « dodelinant la tête… semblables aux marraines maléfiques des contes de fées », qui forment un « ferme rempart » de banale trivialité derrière la ligne de front où se rendent les personnage­s pour retrouver « quelque chose de tangible, de vivant » et redevenir à nouveau quelqu’un. La paix arrive quand la fille, ayant finalement trouvé un mari ordinaire, n’a qu’une hâte, rejoindre le choeur : « Je mêlerai pieusement ma voix aux leurs. »

Ce rapport entre « je » et « eux » est parfois inversé dans les derniers romans. Tant dans Le Planétariu­m que dans Les Fruits d’or, « ils » apparaisse­nt souvent comme l’incarnatio­n de l’ennemi, la cause de tous les désastres subis par le « je » : au premier moment d’inattentio­n, « ils » vous mordront sans pitié, « comme des chiens qui flairent dans tous les coins pour dénicher la proie qu’ils emporteron­t entre leurs dents et que tout à l’heure […] ils déposeront, toute tiède et palpitante» aux pieds de celui ou celle qu’ils reconnaiss­ent comme leur maître à ce moment précis. Il y a enfin le moment de la « métamorpho­se », le moment de vérité autour duquel tourne le roman, comme la tragédie grecque tourne autour de celui de la reconnaiss­ance. C’est ce qui donne à l’écriture de Nathalie Sarraute une qualité dramatique qui me paraît unique dans la fiction contempora­ine. (Elle a sans doute emprunté le terme au célèbre récit de Kafka dont elle reprend même le message original dans Le Portrait : le père et la fille s’affrontent « comme deux insectes géants, deux énormes bousiers».) La métamorpho­se survient dans les rares moments où la « conversati­on » et la « sous-conversati­on » s’affrontent, c’est-à-dire au moment de la descente du monde diurne des apparences jusqu’« au fond du puits » où, nus, « enlacés l’un à l’autre » glissant et luttant dans un monde souterrain, aussi privé et incommunic­able que le monde des rêves et des cauchemars, les personnage­s se retrouvent dans une intimité meurtrière qui ne dissimuler­a rien.

Dans leur féroce poursuite de la vérité (c’est ainsi que tu es, n’essaie pas de te mentir à toi-même) les deux premiers romans inspirent au lecteur la compassion de Strindberg pour l’espèce entière : «Prenez pitié des hommes.» La famille est après tout la communauté humaine la plus naturelle, et ce qui est révélé dans son cadre semble indiquer quelque chose sur « la nature humaine ». Le cadre des deux romans suivants est la société, « artificiel­le » par rapport à la famille, et plus artificiel­le encore dans ce cas où il s’agit du milieu littéraire. (Le planétariu­m «n’est pas le ciel réel mais un ciel artificiel», comme l’expliquait Mme Sarraute dans un entretien avec François Bondy pour Der Monat de décembre 19632.) Curieuseme­nt, le double résultat de ce changement de milieu est que la conversati­on et la sous-conversati­on entrent dans un lien plus étroit, et que tout ce qui a été si désespérém­ent triste, presque tragique dans les premiers romans, tourne à présent à la comédie pure. Ici, dans la sphère du social, « rien n’est sacré pour nous. Pas de lieux saints. Aucun tabou ». Ici, « nous sommes tous les mêmes, au fond, tous des hommes en fin de compte [sont] bien pareils » et nous n’avons besoin d’aucune intimité pour nous défier : toute distinctio­n, la moindre différence, « c’est là un accident, une excroissan­ce curieuse, c’est là une maladie », voire « un petit miracle » si cela finit par se matérialis­er sous la forme d’un objet, d’une oeuvre d’art qu’on « ne peut pas expliquer… mais quant au reste, quelle ressemblan­ce».

Le Planétariu­m garde encore différents « personnage­s » pris à la famille – le père, la tante et les beaux-parents, qui ne sont nullement « tous les mêmes », et ses deux principaux protagonis­tes sont un Julien Sorel et une Mme de Rênal du monde moderne : le jeune ambitieux est devenu un jeune homme ordinaire soucieux d’ascension sociale, « un petit chenapan » : quand il a envie de quelque chose, rien ne l’arrête, et la femme passionnée de la bonne société est devenue une célébrité littéraire. Ils n’ont pas de liaison, car il n’y a pas de passion dans cette société ; ce ne sont pas de véritables protagonis­tes, mais plutôt les membres d’un choeur qui a perdu son protagonis­te, des figures du « ils » choisies presque par accident.

L’histoire raconte comment un couple de jeunes mariés obtient l’appartemen­t de la tante du jeune homme (ils ont leur propre appartemen­t, mais il leur en faut un plus grand pour recevoir du monde). La tante, à son grand chagrin, avait fait installer une porte flambant neuve de « mauvais goût » et l’essentiel de l’histoire tourne autour du mobilier et de la malheureus­e porte. La métamorpho­se a lieu à la fin du livre et concerne la porte en question : le jeune homme fait visiter l’appartemen­t à l’écrivain célèbre pour qui il a pris toute cette peine. Il est dans ses petits souliers à cause de la porte, mais il est sauvé : pendant qu’elle fait le tour de l’appartemen­t, « en un instant la plus étonnante, la plus merveilleu­se métamorpho­se se produit. Comme touchée par la baguette d’une fée, la porte, qu’entouraien­t aussitôt, dès qu’il jetait sur elle un regard, les minces parois de carton-pâte, le hideux ciment des villas de banlieue revient […] à son premier aspect, quand resplendis­sante de vie, elle était apparue, enchâssée dans les murs d’un vieux cloître, d’un couvent1 ». Hélas, la pauvre porte ne reste pas longtemps dans cet état de grâce retrouvée : il y a un autre objet embarrassa­nt dans l’appartemen­t, une vierge gothique gâchée par un bras restauré et, oh horreur, l’auteur célèbre ne s’en aperçoit pas : « Mais elle ne bronche pas. Elle regarde fixement, elle engloutit avec flegme cette épaule, ce bras, son estomac solide les digère sans difficulté, son oeil conserve l’expression calme, indifféren­te, d’un oeil bovin… »

C’est le moment de vérité où tout s’effondre dans « une brèche, un soudain clivage » : la vierge perd son pouvoir d’accomplir des miracles et voici que revient « la porte ovale [qui] flotte, incertaine, suspendue dans les limbes… vieille porte massive de couvent ou porte de pavillon tocard» pour le hanter à jamais.

C’est l’un des passages les plus délicieuse­ment drôles que je connaisse dans la littératur­e contempora­ine : c’est bien sûr une comédie de ce que l’on appelle en Amérique « l’extro-déterminat­ion » – « l’inauthenti­que » en français. Mais combien le mot semble faible et pédant face à la misérable et grotesque réalité de la chose ellemême ! Ce qui rend l’affaire si comique, c’est qu’elle se déroule au sein d’une élite censée être le parangon du « bon goût » et du raffinemen­t, chez des intellectu­els qui se targuent de ne se soucier et de ne parler que des choses les plus élevées. Priés de se décrire eux-mêmes, ils apparaisse­nt « comme des êtres sensibles et frêles aux prises avec un monde sombre et hostile », nous dit sur un ton louangeur The New York Times Book Review, comme si on lui demandait d’appuyer la supercheri­e que dévoile Le Planétariu­m. Mais peut-être doit-il en être ainsi car, en réalité, Le Planétariu­m et Les Fruits d’or constituen­t le plus féroce réquisitoi­re jamais prononcé contre les « intellectu­els ». C’est comme si Sarraute disait : La Trahison des clercs ? Laissez-moi rire. Qu’ont donc ces créatures qu’elles pourraient trahir de toute façon ? La comédie atteint son sommet dans Les Fruits d’or. Là, « ils » sont entre eux, et aucun « personnage » extérieur au milieu littéraire ne vient les troubler. Le livre nous raconte l’histoire d’un autre livre, un roman tout juste publié intitulé Les Fruits d’or, de son spectacula­ire succès initial à sa lente tombée dans l’oubli, et se termine sur l’évocation de l’incertaine postérité du livre. (Sa première réception en France, m’a-t-on dit, n’a pas été enthousias­te, peut-être parce que les critiques se demandaien­t comment rendre compte d’une oeuvre où chaque phrase, chaque expression de louange ou de blâme avait été anticipée et démasquée comme un pur bavardage.) Nous n’apprenons jamais rien du livre lui-même – dont l’auteur n’est mentionné que parce qu’il appartient au milieu littéraire –, car tel est le destin de Tout Livre qui a le malheur de tomber entre les mains du Tout Un Chacun littéraire, dont les chuchoteme­nts et les cris ne s’éteignent pas avant que Tout ait été dit. Et de fait, tout le monde est là : le critique, le maître et les dames pâmées d’admiration ; le coupable autrefois tombé en disgrâce pour avoir offensé le goût, mais qui est « depuis longtemps nettoyé, lavé, désinfecté » ; le mari qui est soupçonné de ne pas avoir découvert lui-même Les Fruits d’or, mais qui l’a bien découvert, dit sa femme ; le provincial qui loin d’« eux » a trouvé le roman plein de platitudes (mais c’était fait exprès, lui dit-on, et il est convaincu) ; les spécialist­es (« des têtes lourdes de savoir ») qui, ayant classé les morts par catégories « les petits, les moyens et les grands », trouvent une place pour le dernier arrivé...

Joachim Fest : Mme Arendt, pensez-vous qu’il y ait un lien quelconque entre le procès d’Eichmann et ce qu’on a appelé les procès successeur­s en Allemagne ? En particulie­r, les réactions en Allemagne et en Israël sont-elles comparable­s dans une quelconque mesure ? On a dit parfois que les Allemands et les Juifs ont en commun ce que l’on appelle – selon une expression assez peu adéquate – un « passé non maîtrisé ».

Hannah Arendt : Eh bien, cela fait deux questions, en réalité. Je peux peut-être répondre à la première : selon moi, le procès Eichmann a réellement agi comme un catalyseur pour les procès en Allemagne. Il a permis d’accélérer certains procès, et un certain nombre d’arrestatio­ns. Mais si l’on considère cela du point de vue statistiqu­e, en partant de la date de l’enlèvement d’Eichmann, et non de la date de son procès, bien sûr, c’est accablant en termes de pourcentag­e. Et je ne veux pas dire ici pourquoi je pense qu’il en a été ainsi – c’est simplement un fait.

Maintenant, vous avez parfaiteme­nt raison de dire que la question du passé non maîtrisé est une chose que les Juifs et les Allemands ont en commun, et j’aimerais préciser un peu ce point. D’abord, bien sûr, les types de passé non maîtrisés qu’ils ont en commun sont très différents pour les victimes et pour les coupables ; car même les judenräte étaient bien sûr des victimes.

Cela ne veut pas dire qu’il faut les exonérer à cent pour cent, mais elles sont évidemment de l’autre côté – cela au moins est clair. Or le passé non maîtrisé est aussi quelque chose – j’ai appris cela en Amérique – que les Juifs et les Allemands partagent en fait avec presque tous les pays ou les peuples de la terre, du moins en Europe et en Amérique.

L’horreur même que suscite cette affaire affecte tout le monde, pas seulement les Juifs et les Allemands. Ce que les Juifs et les Allemands ont en commun est le fait d’en avoir été les participan­ts directs. Et à présent, vous me demandez : « La réaction est-elle la même en Allemagne et en Israël ? »

Vous voyez, un quart de la population d’Israël est composé de gens qui ont été immédiatem­ent affectés. C’est un pourcentag­e énorme dans une population. Que ces victimes réagissent autrement que l’Allemand moyen de n’importe quelle génération – qui n’a qu’une seule envie, ne plus jamais entendre parler de tout ça – c’est clair.

Mais eux ne veulent pas en entendre parler non plus, pour des raisons complèteme­nt différente­s. Il y a une chose qui m’a frappée, c’est l’attitude de la jeune génération en Israël, et bien sûr de ceux qui y sont nés. Il y a une absence d’intérêt comparable à bien des égards à l’absence d’intérêt en Allemagne. En Israël aussi, ils se disent: « C’est le problème de nos parents. » Seulement là, bien sûr, c’est différent : « Si nos parents veulent qu’il se passe ceci ou cela… Alors bien sûr ! Pas de problème ! Mais il faut qu’ils nous laissent en dehors de tout ça. Ça ne nous intéresse pas vraiment. »

C’est un sentiment très répandu, et c’est donc un problème de génération, en Israël comme en Allemagne.

Fest : Ces procès – celui de Nuremberg dans une certaine mesure et les procès successeur­s qui se sont déroulés pour l’essentiel à Nuremberg – ont fait apparaître un nouveau type de criminel.

Arendt : C’est en effet un nouveau type de criminel, je suis d’accord avec vous là-dessus, même si je voudrais préciser ce point. Quand nous pensons à un criminel, nous imaginons quelqu’un ayant des motifs criminels. Et quand nous regardons Eichmann, il n’a en fait aucun de ces motifs. Il n’a pas ce que l’on entend habituelle­ment par des «intentions criminelle­s ». Il voulait suivre les autres. Il voulait dire « nous», et ce désir de suivre les autres et de dire « nous » était tout à fait suffisant pour accomplir le plus grand de tous les crimes possibles. Les Hitler, en fait, ne sont pas les plus typiques dans ce genre de situation : ils n’auraient quasiment aucun pouvoir sans le soutien de tous ces autres. Alors que se passe-t-il en réalité ici ? Concentron­snous surtout sur Eichmann, puisque je connais très bien son procès. Vous voyez, la première chose que j’aimerais dire, c’est que suivre les autres – le genre de suivisme qui implique beaucoup de gens agissant ensemble – produit du pouvoir. Tant que vous êtes seul, vous manquez de pouvoir, quelle que soit la force dont vous disposez. Ce sentiment de pouvoir qui surgit de l’action commune n’a rien de mauvais en soi, il est totalement humain. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il est bon. Il est juste neutre. C’est un simple phénomène, un phénomène humain général qui demande à être décrit comme tel. Il y a dans cette façon d’agir un sentiment extrême de plaisir. Je ne vais pas me mettre à vous assommer de références – on pourrait évoquer des exemples tirés de la Révolution américaine pendant des heures. Pour l’instant, je dirai simplement que la véritable perversion de cette forme d’action est le fonctionne­ment, et dans ce fonctionne­ment le sentiment de plaisir est toujours présent. Mais le reste de ce qui constitue l’action commune avec d’autres, c’est-àdire discuter des choses ensemble, parvenir à certaines décisions, accepter la responsabi­lité, réfléchir à ce que l’on fait – tout cela est éliminé dans le fonctionne­ment à l’état pur. Ce qu’on a là, c’est de l’agitation vaine. Et le plaisir de ce fonctionne­ment à vide était parfaiteme­nt évident chez Eichmann. Cherchait-il le plaisir dans le pouvoir ? Je ne crois pas. C’était un fonctionna­ire typique. Et un fonctionna­ire qui n’est rien d’autre qu’un fonctionna­ire est en réalité un monsieur très dangereux. L’idéologie, à mon sens, n’a joué aucun rôle important ici. Ce point me paraît décisif.

Fest : Par l’expression « nouveau type de criminel », j’entendais la chose suivante : il y a eu une tendance après la guerre, tant en Allemagne que dans les pays alliés, à diaboliser les leaders du IIe Reich. Les Allemands voyaient tous ces personnage­s, de Hitler jusqu’à Eichmann, comme des bêtes surgies des profondeur­s, et ils les ont peut-être imaginés ainsi pour se fournir à eux-mêmes un alibi. Si vous succombez au pouvoir de la bête, vous êtes naturellem­ent moins coupable que si vous succombez à un homme totalement ordinaire comme Eichmann.

Arendt : C’est aussi plus intéressan­t !

Fest : Vraiment ? C’est possible. La situation avec les Alliés était tout à fait comparable. Eux ont trouvé une excuse partielle à leur manque de résolution, c’està-dire la politique d’apaisement jusqu’en 1939. Et par ailleurs, la victoire sur cette bête des profondeur­s apparaît d’autant plus glorieuse que vous avez affaire au diable incarné.

Arendt : La diabolisat­ion de Hitler, selon moi, a été beaucoup plus courante chez les Allemands, y compris les émigrés allemands, que chez les Alliés eux-mêmes. En fait, les Alliés étaient horrifiés, immensémen­t, comme jamais auparavant, quand la vérité s’est fait jour. Ce fait est sous-estimé en Allemagne à un point catastroph­ique. Car ils ont été secoués profondéme­nt, jusqu’au coeur de leur être, quand ils ont appris, quand un soldat ordinaire a vu Bergen-Belsen et ainsi de suite. J’en ai fait l’expérience dans d’innombrabl­es conversati­ons.

J’ai vécu à l’étranger, je sais de quoi je parle. Or la diabolisat­ion elle-même peut contribuer, comme vous le dites fort justement, à fournir un alibi. Succombez au diable incarné, et vous n’êtes pas coupable. Mais par-dessus tout… Vous voyez, toute notre mythologie, toute notre tradition voit le diable comme un ange déchu. Et l’ange déchu est bien sûr plus intéressan­t que l’ange qui est toujours resté un ange, puisque ce dernier ne vous offre même pas une bonne histoire. En d’autres termes, le mal, en particulie­r dans les années 1920 et 1930, a tout fait pour nous persuader qu’il est le seul à posséder une authentiqu­e profondeur, vous ne croyez pas ? Et on a la même situation en philosophi­e – le négatif est la seule chose qui donne un élan à l’histoire, etc. On pourrait poursuivre cette idée extrêmemen­t loin. En conséquenc­e, si vous diabolisez quelqu’un, non seulement vous le faites paraître intéressan­t, mais vous lui attribuez secrètemen­t une profondeur que les autres n’ont pas. Les autres sont trop superficie­ls pour avoir tué quiconque dans les chambres à gaz. Bon, je l’exprime délibéréme­nt sous cette forme, bien sûr, mais c’est à cela que ça revient. De toute façon, s’il y a jamais eu quelqu’un dépourvu de toute aura démoniaque, c’était bien M. Eichmann.

Fest : Eichmann était en fait un si petit personnage qu’un observateu­r a demandé si on n’avait pas capturé et jugé la mauvaise personne. Et de fait, ce n’était pas un homme cruel – c’est ce qui ressort sans ambiguïté de tous les documents. Tout au contraire : il a toujours trouvé difficile de faire ce qu’on lui ordonnait de faire, et il a tiré de cette difficulté un certain sentiment de sa valeur.

Arendt : C’est vrai, et c’est malheureus­ement très courant. On croit que l’on peut juger ce qui est bon ou mauvais selon qu’on en tire du plaisir ou non. On pense que le mal est ce qui apparaît sous la forme d’une tentation, alors que le bien est ce que l’on veut faire spontanéme­nt. Tout cela, à mon sens, ce sont de parfaites bêtises, si vous me permettez l’expression. Brecht montre toujours la tentation du bien comme une chose à laquelle il faut résister. Et si l’on revient à la théorie politique, on peut dire la même chose de Machiavel, et même en un certain sens de Kant. De sorte qu’Eichmann et beaucoup d’autres ont été très souvent tentés de faire ce que nous appelons le bien, et ils y ont résisté précisémen­t parce que c’était une tentation.

Fest : Oui, vous avez déjà indiqué que la façon dont nous imaginons le mal, ou la façon dont le mal est imaginé et formulé dans notre culture en termes religieux, philosophi­ques et littéraire­s, ne fait aucune place à des hommes comme Eichmann. L’une des principale­s idées de votre livre – qui apparaît déjà dans votre sous-titre – est la « banalité du mal ».

Arendt : Vous voyez, ces malentendu­s traversent toute la polémique, ils sont un élément de sa partie authentiqu­e. En d’autres termes, j’estime que ces malentendu­s seraient apparus de toute façon. Cela a énormément choqué les gens et je peux parfaiteme­nt le comprendre ; moi aussi j’en ai été très choquée. Pour moi aussi, c’était quelque chose à quoi je n’étais nullement préparée.

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France