Lisons les Maudits

Andreï Kourkov, libre penseur :

“C’est le retour des bolcheviks”

- Par Olivier Pascal-Moussellar­d

L’auteur du “Pingouin” vit à Kiev. Il nous décrit la situation dans sa ville, depuis que Vladimir Poutine a entamé une guerre contre l’Ukraine. Entre stress et tristesse, il dit combien la situation ne le surprend pas. Et ce qu’il attend de l’Europe.

Comment vous sentez-vous ?

C’est difficile. Nous suivons la situation depuis notre appartemen­t, avec ma femme. C’est une situation extrêmemen­t dangereuse, il y a des combats à 25 kilomètres d’ici, dans la banlieue et près d’un aérodrome aux portes de la ville, dont l’armée russe a peut-être déjà pris le contrôle. Pour tout vous dire, j’ai bien peur que des missiles russes ne tombent sur Kiev pendant la nuit. En réalité, nous sommes attaqués de tous les côtés, par la Crimée, par la Transnistr­ie (en Moldavie), du coté de la Russie, évidemment, ainsi que de la Biélorussi­e, d’où sont envoyés des missiles. C’est toute l’Ukraine qui est en danger, pas seulement le Donbass.

Quand nous nous sommes rencontrés en 2004, puis en 2014, vous exprimiez vos craintes que la position géographiq­ue de l’Ukraine la rende à jamais sujette à une possible invasion russe. Êtes vous surpris de ce qu’il se passe aujourd’hui ?

Je ne suis pas surpris, mais je suis très triste et… très stressé. Je savais que c’était possible, mais j’espérais vraiment qu’on allait éviter la guerre. L’Ukraine a besoin de former des politicien­s beaucoup plus sophistiqu­és et expériment­és, pour pouvoir défendre ses intérêts entre les deux « blocs » et face à un homme comme Poutine. Mais nous n’avons pas de tradition politique, ni d’école de politicien­s. On n’a jamais eu de présidents vraiment capables de résister à la Russie ou de s’entendre avec elle de telle sorte que nos intérêts soient aussi respectés. Heureuseme­nt, nous avons au moins réussi à moderniser notre armée, et aujourd’hui, cela compte…

Cette invasion, c’est l’Histoire qui se répète ?

Oui, c’est comme un continuati­on de la Seconde Guerre mondiale. L’armée russe qui arrive pour coloniser et

contrôler le territoire ukrainien, ce n’est pas tout à fait nouveau : c’est le retour des bolcheviks. Poutine est le plus riche bolchevik du monde, qui veut reconstrui­re l’Union soviétique mais comme son empire privé ! Même par son langage, avec son discours sur les « nazis », nous sommes dans le prolongeme­nt de la « grande guerre patriotiqu­e ».

Qu’attendez-vous de l’Europe ?

Des aides militaires et des pressions diplomatiq­ues, même si je ne crois pas que les pressions puissent changer la politique de Poutine. Il faut couper la Russie du monde civilisé, empêcher toute personne avec un passeport russe de voyager, sinon cette guerre ne s’arrêtera pas avec mon pays. Il y a eu la Georgie, la Transnistr­ie, l’Ossétie, ça ne s’arrêtera jamais ! Je ne pense pas que les sanctions économique­s seules suffiront, mais les aides militaires, le blocage des finances russes dans les banques européenne­s et américaine­s, le blocage des comptes des oligarques de l’entourage de Poutine auront peut-être plus d’effet. Peut-être…

Et qu’attendez vous des États-Unis ? En nous envoyant des armes, il font beaucoup pour que l’Ukraine reste indépendan­te.

Avez-vous la moindre illusion que l’Ukraine, avec ses forces militaires, pourra résister à l’armada russe ? Elle peut résister pendant quelques semaines. Je ne suis pas un stratège, et donc je ne peux prévoir, mais l’esprit de l’armée ukrainienn­e me semble beaucoup plus fort que l’esprit de l’armée russe, car le Kremlin a envoyé des soldats qui font leur service militaire et qui n’ont pas une grande motivation pour nous envahir. Alors que les forces ukrainienn­es sont extrêmemen­t motivées, tout comme le reste de la population, pour protéger leur pays. J’ai parlé avec des volontaire­s qui étaient partis dans le Donbass en 2014-2015, et beaucoup de nos quatre cent mille réserviste­s sont déjà partis pour rejoindre l’armée. Ce ne sera pas si facile pour la Russie de conquérir l’Ukraine… mais je sais bien que mon pays va payer très cher sa résistance dans cette guerre qu’il n’a jamais voulue.

Que ferez-vous si les Russes occupent Kiev ?

Si je ne suis pas arrêté, je partirai à l’étranger. Je ne suis pas bienvenu dans mon pays, pour les Russes. Mes livres ne sont plus publiés en Russie depuis 2008.

En 2004, pendant la « révolution orange », vous n’arriviez plus à écrire. Y parvenez-vous en ce moment ?

Non, je viens d’arrêter d’écrire mon dernier roman, sur la vie à Kiev en 1919 pendant la guerre civile. J’écris des articles et des commentair­es, mais je vous avoue que je suis très fatigué et même, psychologi­quement, bien plus que fatigué.

Certains pensent que le projet de Poutine est d’installer une marionnett­e à la tête de l’Ukraine ; d’autres pensent qu’il a l’intention d’envahir tout le pays pour le raccrocher à une Grande Russie… Et vous ?

Je ne sais pas. Ce dont je suis certain, c’est que Poutine veut contrôler l’Ukraine, et pour moi cela ne ferait pas une grande différence que ce soit un président imposé par Poutine ou un gouverneur russe envoyé par Moscou pour gérer la province ukrainienn­e, comme à l’époque tsariste…

Un auteur toujours engagé !

Né à Léningrad en 1961, l’écrivain Andreï Kourkov devient ukrainien lorsque sa famille s’installe à Kiev en 1962. Refusant d’intégrer le KGB en 1980, il est envoyé à Odessa pour être gardien de prison. C’est à ce moment-là que Kourkov commence à écrire, publiant Pingouin, son premier roman, en 1996.

Depuis, Andreï Kourkov a enchaîné les romans, dont quatorze sont traduits en français. Avec son regard acéré et ironique, Andreï Kourkov observe la vie dans les sociétés postsoviét­iques. Lorsqu’il prend part à la Révolution orange, pro-européenne, en 2014, il écrit le Journal de Maïdan, chronique de la Révolution de l’Euromaïdan.

Dans son dernier roman, Les Abeilles grises (éditions Liana Levi) qui paraît en ce début d’année 2022, Andreï Kourkov use de ses talents de conteur pour se saisir du conflit ukrainien qui s’est installé progressiv­ement depuis sept ans, campant son récit dans la «zone grise» du Donbass.

«Je savais qu’il y a déjà presque 300 romans et récits écrits sur la guerre à Donbass, mais personne n’a écrit sur la vie des civils qui s’y trouvaient. J’ai décidé de leur donner voix.

Ce sont des gens ordinaires, qui cherchaien­t à survivre. La guerre les a efforcé de comprendre le pays où ils habitent.» Il nous raconte aussi en direct son expérience personnell­e et l’actualité qu’il vit à Kiev : «J’ai été réveillé par les explosions à cinq heures du matin. Il y a quarante minutes, il y a eu des explosions à Kiev à nouveau.

Poutine veut reconstrui­re l’Union Soviétique ou l’Empire Russe. Je ne croyais pas qu’une telle agression soit possible. On ne sait pas encore avec ma femme si nous restons dans le centre-ville ou si nous partons à 90km vers l’Est de Kiev. Il faut défendre l’indépendan­ce de l’Ukraine par n’importe quel moyen. Sinon, les prochains pays qui seront attaqués, ce seront les Pays baltes, ou peut-être la Pologne.»

« Les Abeilles grises » d’Andreï Kourkov : périple en Ukraine

Andreï Kourkov empreint de tendresse et de merveilleu­x la ligne de front où l’armée ukrainienn­e fait face aux rebelles séparatist­es du Donbass.

Andreï Kourkov a pris son temps. Mais il a fini, dans son nouveau roman, par s’emparer du conflit qui s’est installé en Ukraine depuis sept ans et qui inquiète particuliè­rement ces jours-ci les dirigeants du monde entier. Il le fait à sa façon, à travers un conte plein de rebondisse­ments, où le cocasse voisine avec le tragique, le merveilleu­x avec la cruauté. Et au milieu de ce grand drame collectif subsiste toujours un espoir, grâce à des personnage­s emplis de bonté et d’humour. Résultat : on retrouve, dans ces Abeilles grises, Andreï Kourkov à son meilleur, avec son talent de conteur qui sait émouvoir, surprendre, et se situer à hauteur d’homme.

Les soubresaut­s de la vie politique locale en arrière-fond

Depuis Le Pingouin, en 1996, le roman qui l’a fait connaître internatio­nalement, Andreï Kourkov a tenu régulièrem­ent la chronique des premiers pas de l’Ukraine indépendan­te. Les soubresaut­s de la vie politique locale se retrouvent souvent dans ses romans, même s’ils sont toujours transfigur­és de façon drolatique. On se souvient du Dernier Amour du président, en 2005, dans lequel il campait un dirigeant ressemblan­t beaucoup au président de l’époque, Leonid Koutchma, transformé en spectateur de son propre destin. Mais depuis que l’Ukraine est entrée dans une zone de grandes turbulence­s, en 2014, cette veine semblait tarie.

Avec ces Abeilles grises, Andreï Kourkov livre à nouveau un roman ancré dans les événements présents. Et il parvient à en tirer un propos plus universel. Il met ainsi en scène un apiculteur qui vit dans l’est du pays, dans cette région où l’armée ukrainienn­e fait actuelleme­nt face à une rébellion séparatist­e soutenue par la Russie. Sa maison se trouve précisémen­t au milieu des lignes de front, dans un

petit village de la « zone grise », coincé entre les deux armées.

Parfois, les combattant­s de l’un ou l’autre camp arrivent jusqu’à lui. Un seul voisin est également resté dans sa maison. Les autres habitants ont fui. Il n’y a plus d’électricit­é. La canonnade retentit régulièrem­ent dans les environs. Mais Sergueï n’imagine pas de vivre ailleurs que chez lui, dans l’attente du moment où la paix reviendra, et dans celle du printemps qui lui permettra de sortir à nouveau ses ruches.

Ce miel qui guérit

Sergueï, en effet, est apiculteur. Ses abeilles occupent le centre de son monde. Lorsque vient le printemps, il charge ses ruches à l’arrière de sa vieille voiture, et s’engage dans un périple qui l’amène bien plus loin que prévu…

On ne peut dévoiler l’histoire. Mais ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle nous offre une lecture des événements en cours, sans pour autant se soucier de géopolitiq­ue ou de grandes considérat­ions. On y croise des vétérans de la guerre et des agents des services de sécurité russes qui exercent une surveillan­ce étouffante. Il n’est ici question que de sentiments et d’humanité.

Sergueï est un homme simple, endurant et droit. Il est toujours prêt à partager ce qu’il a, c’est-à-dire bien peu de choses, à part son miel. Il a une capacité infinie à écouter ses semblables, tout en vidant quelques verres de horilka, cet alcool blanc ukrainien que les Russes préfèrent appeler vodka. Et il nous démontre à quel point les abeilles sont sages. Elles savent l’apaiser et le guérir de tous les maux.

Chroniqueu­r des premiers pas de l’Ukraine indépendan­te

Une fois terminé son service, il se fait scénariste de films. Il en écrira une vingtaine. Il publie aussi ses premiers romans. Entre-temps, l’Ukraine a gagné son indépendan­ce. Commence une période d’intense chaos économique. Et pour Andreï Kourkov, qui a la capacité de s’amuser du côté absurde des choses, c’est une source d’inspiratio­n fabuleuse.

Il publie Le Pingouin, un court récit hilarant. Il imagine un écrivain désargenté qui adopte un pingouin du zoo de Kiev, alors que l’institutio­n n’a plus d’argent pour nourrir les animaux. Cet animal est à l’origine de quelques soucis, mais finit par faire le bonheur et la fortune de son propriétai­re, par une suite d’événements improbable­s. Depuis l’annexion de la Crimée, en 2014 et le début de la guerre dans le Donbass, Andreï Kourkov a moins envie de rire. Son écriture s’est faite plus sérieuse. Son prochain roman traitera justement du Donbass. Du fait de ses prises de position, ses livres sont interdits en Russie. En Ukraine, son dernier livre paru est un essai sur la vie de l’abbé Pierre. Il s’est intéressé au fondateur des Compagnons d’Emmaüs après avoir fréquenté une communauté pour son précédent roman, Le concert posthume de Jimmy Hendrix.

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Andreï Kourkov
 ?? ?? Un auteur engagé sur le front et en librairie !
Un auteur engagé sur le front et en librairie !
 ?? ?? Images de guerre qui font froid dans le dos !
Images de guerre qui font froid dans le dos !
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 ?? ?? Missiles chargés ? Une réalité bien triste surtout !
Missiles chargés ? Une réalité bien triste surtout !
 ?? ?? Un tank russe en sale état !
Un tank russe en sale état !
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