Lisons les Maudits

Sortir victorieux de ce conflit

Une obligation pour l’Ukraine !

- Par Charles Hadji

Herta Müller et Svetlana Alexievitc­h “Il est indispensa­ble que l’Ukraine sorte victorieus­e de ce conflit”

Vladimir Poutine n’avait pas encore lancé son offensive contre l’Ukraine. En janvier, à l’invitation du magazine Der Spiegel, les écrivaines Herta Müller et Svetlana Alexievitc­h ont discuté des tensions qui montaient dans l’est de l’Europe. Amies, elles ont toutes deux travaillé sur l’homme postsoviét­ique et remporté le prix Nobel de littératur­e. Leurs inquiétude­s pour l’Ukraine, un pays qu’elles connaissen­t bien, prennent aujourd’hui une douloureus­e résonance.

Le Nobel de littératur­e a été décerné 114 fois à ce jour, dont 16 à des femmes. Sur les 16 écrivaines récompensé­es, six vivent encore, dont deux à Berlin. L’une est Herta Müller. Elle est née en 1953 dans un village germanopho­ne du Banat, région de Roumanie alors comprise dans la sphère d’influence communiste. Après avoir été inquiétée pendant des années par la Securitate, les services secrets roumains, elle a fini par s’installer en

Allemagne en 1987. C’est en 2009 qu’elle reçoit le prix Nobel de littératur­e, l’année de la parution d’une de ses oeuvres majeures : La Bascule du souffle [éd. Gallimard pour la traduction française]. L’ouvrage revient sur la déportatio­n dans un camp de travail soviétique d’un de ses amis proches, Oskar Pastior, aujourd’hui décédé.

L’autre est Svetlana Alexievitc­h. Elle est née en Ukraine en 1948 et a grandi en Biélorussi­e, où elle a passé l’essentiel de sa vie, à l’exception de quelques séjours à l’étranger. Elle a participé à la

révolution biélorusse qui a émergé en amont de la dernière présidenti­elle [en août 2020] et s’est poursuivie ensuite. La Biélorussi­e passe pour être la dernière dictature d’Europe. Nombre de ses compagnons de lutte sont aujourd’hui en prison. Elle-même s’est exilée à Berlin en septembre 2020. Elle y a posé ses valises dans un appartemen­t de l’Office allemand d’échanges universita­ires.

C’est en 2015 qu’elle s’est vue décerner le prix Nobel de littératur­e. Dans ses écrits, elle agence différents témoignage­s pour composer une forme de collage littéraire. Dans Les Cercueils de zinc [éd. Actes Sud], elle fait parler des soldats, leurs mères et leurs infirmière­s de l’interventi­on soviétique en Afghanista­n (1979-1989), et revient ainsi sur les atrocités de la guerre et les dernières années de l’ère soviétique. Dans La Fin de l’homme rouge [même éditeur], elle explique comment l’URSS continue d’influencer la jeunesse russe.

Herta Müller et Svetlana Alexievitc­h s’emparent des mêmes thèmes. Toutes deux racontent les histoires de personnes détruites par les dictatures de l’ère soviétique. Mais leurs écritures respective­s ne sauraient être plus différente­s. Herta Müller est passée maîtresse dans la production d’images poétiques ciselées au scalpel, quand les recueils de témoignage­s de Svetlana Alexievitc­h s’apparenten­t plutôt à des symphonies complexes aux accents mélancoliq­ues.

Herta Müller offre à Svetlana Alexievitc­h un bouquet de fleurs printanièr­es et des massepains. Elles se prennent dans les bras – elles sont amies. Sur la longue table de la salle à manger [la rencontre a lieu chez la Biélorusse, à Berlin], les manuscrits s’amoncellen­t. Svetlana Alexievitc­h planche en ce moment sur un livre sur l’opposition biélorusse. Elle part dans la cuisine préparer une tisane de fenouil. Herta Müller confie : “Autant j’aime voir Svetlana comme ça, autant ça m’embête de vous donner une interview. Mais il faut bien en passer par là. Poutine nous y oblige.”

Svetlana Alexievitc­h, Herta Müller, vous attendez-vous à voir les troupes russes marcher sur l’Ukraine ?

SVETLANA ALEXIEVITC­H : Bon, bien sûr, je ne suis pas politicien­ne, mais à moitié ukrainienn­e par ma mère. Une partie de ma famille vit en Biélorussi­e, une autre en Ukraine. Tous ne parlent que de ça en ce moment. Pour une raison ou pour une autre, la plupart des gens ne s’attendent toutefois pas à ce qu’il y ait une guerre, même si certains font des provisions de farine et d’allumettes. Je pense qu’une autre entrevue va avoir lieu entre les présidents russe et américain [après le sommet organisé à Genève en juin 2021], et c’est d’ailleurs le but de Vladimir Poutine. Il veut être sur toutes les lèvres.

HERTA MÜLLER : Crois-tu vraiment, Svetlana, qu’il déploierai­t toutes ces troupes pour si peu ? Qu’est-ce qui l’empêcherai­t d’envahir ? Il a déjà tenté sa chance en 2014 en Crimée et ça a marché. Il a annexé la Crimée au mépris du droit internatio­nal. Il a occupé de facto une partie du Donbass – sans Poutine, il n’y aurait pas les séparatist­es. Il a morcelé l’Ukraine. Tout le monde n’a que le mot “crise” à la bouche. Mais quelle crise? Ça fait un bout de temps qu’on a la guerre en Ukraine. Huit ans !

Poutine nie vouloir marcher sur l’Ukraine avec les troupes qu’il a cantonnées, mais les gouverneme­nts occidentau­x s’alarment. L’Ukraine est frontalièr­e au sud avec la Roumanie, au nord avec la Biélorussi­e, autrement dit les deux pays dont vous êtes originaire­s toutes les deux. Quel est votre état d’esprit à l’idée d’une possible invasion ?

HERTA MÜLLER : De la peur, du désarroi, et un sentiment d’impuissanc­e. La situation est particuliè­rement difficile en Ukraine. Mais ça fait des années que Poutine s’emploie à entretenir la peur en Europe de l’Est. Pourquoi est-ce que les Roumains, les Polonais et tous les autres ont-ils à tout prix voulu intégrer l’Otan? Ce n’est évidemment pas pour attaquer la Russie, mais pour se protéger d’elle.

SVETLANA ALEXIEVITC­H : Il met l’argent dans l’armée.

HERTA MÜLLER : On achète son gaz et son pétrole, et avec notre argent il fabrique ses armes et va les tester en Syrie. Et, aujourd’hui, c’est pour l’Europe qu’il en a besoin.

La perestroïk­a a commencé à partir du milieu des années 1980 [ce terme russe, qui signifie “restructur­ation”, désigne les réformes sociales et économique­s lancées par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev pour tenter de maintenir l’URSS à flot]. L’Union soviétique s’est effondrée en 1991. Or, dans vos ouvrages respectifs, vous expliquez toutes les deux que l’ère socialiste conserve un effet de traîne important. Sur quoi vous basez-vous ?

SVETLANA ALEXIEVITC­H : Il est incontesta­ble que l’homme rouge n’est pas mort, ni les dictatures.

HERTA MÜLLER : Poutine est incapable de penser en dehors des vieux schémas. N’oublions pas qu’il est issu des services secrets soviétique­s. Il n’hésite pas à prendre des gens de son pays au hasard et à les accuser d’être des agents de l’étranger. Il s’est formé auprès de criminels et ne connaît pas d’autre procédé que le mensonge, le chantage et la dissimulat­ion. Et ça peut aller jusqu’à l’homicide – regardez Anna Politkovsk­aïa [journalist­e spécialist­e de la Tchétchéni­e, abattue en 2006] et Boris Nemtsov [figure de l’opposition, tuée en 2015]. Ces assassinat­s n’ont jamais été véritablem­ent élucidés. Dès lors, que peut-il proposer d’autre qu’une dictature? C’est le problème des dictateurs. Ils commettent tellement de crimes qu’ils savent que, s’ils n’étaient pas dictateurs, ils tomberaien­t sous le coup de la loi.

Le terme “dictateur” est-il approprié dans le cas de Poutine ?

HERTA MÜLLER : Qu’est-ce qu’il serait d’autre, sinon ? Il envoie ses opposants en prison ou dans les camps. Le réseau de camps de Staline est toujours en service en Russie aujourd’hui. L’associatio­n de défense des droits de l’homme Memorial vient d’être dissoute parce qu’il est tabou d’évoquer le souvenir des crimes du goulag. Aujourd’hui, les jeunes Russes n’ont plus que deux options : partir ou ne pas bouger une oreille.

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Crédit photo : @canva
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Herta Müller etSvetlana Alexievitc­h
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Svetlana Alexievitc­h
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Herta Müller
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Crédit photo : @canva

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