Lisons les Maudits

Taras Chevtchenk­o :

Figure adulée de la nation ukrainienn­e

- Par Alexis Magnaval

Connu et lu dans tous les foyers ukrainiens, ses vers sont repris comme des slogans de manifestat­ions face à la menace russe. Poète et peintre, Taras Chevtchenk­o a connu le destin exceptionn­el d’un esclave devenu figure intemporel­le nationale.

Il est la personnali­té qui compte le plus de statues à son effigie dans le monde, juste derrière Jésus-Christ. Il est pourtant tout à fait inconnu du grand public en dehors de l’Ukraine et de sa diaspora. Taras Chevtchenk­o est le peintre et poète qui a prophétisé la liberté de l’Ukraine contre l’empire russe au XIXe siècle. Il continue d’être une icône populaire de la résistance à l’oppression, aussi bien en 2014 lors de la révolution de Maïdan qu’aujourd’hui face à la menace russe.

“Il est ce symbole autour duquel se fédèrent les Ukrainiens quel que soit leur bord ou leur appartenan­ce, résume l’historienn­e Iryna Dmytrychyn. Pour reprendre l’historien Pierre Nora, c’est un véritable “lieu de mémoire” pour les Ukrainiens. Son rôle de mobilisate­ur est plus d’actualité que jamais.”

Né esclave

Taras Chevtchenk­o naît esclave en 1814, dans une famille de paysans serfs du sud de Kiev. La zone fait partie de l’empire russe, qui a absorbé l’État cosaque, l’ancêtre de l’Ukraine. “Existe, en revanche, son souvenir, qui est transmis par les bardes ambulants, ces fameux Kobzar, explique Irina Dmytrychyn, aussi enseignant­e à l’Institut national des langues et civilisati­ons orientales (INALCO). Et ‘Kobzar’, c‘est

le titre que Chevtchenk­o a choisi pour son premier recueil en personnifi­ant cette transmissi­on de la mémoire historique du peuple.”

Orphelin à 11 ans, il grandit dans la misère et la douleur. Son maître, le comte Engelhardt, contrarie d’abord sa vocation de dessinateu­r. Mais il se rend compte de son talent, qu’il veut exploiter, et l’envoie en apprentiss­age à Vilnius puis à Saint-Pétersbour­g. La nuit, son seul temps libre, il dessine en cachette les statues du Jardin d’été à la lumière des nuits blanches estivales.

Affranchi pour 2500 roubles

Son talent est repéré par un cercle d’écrivains, poètes et peintres. Certains sont ses compatriot­es, d’autres sont russes : ils vont changer son destin en s’organisant pour l’affranchir. On y trouve notamment Vassili Joukovski, un important poète russe, et le peintre Karl Brioullov. Celui-ci va peindre un portrait du premier, vendu aux enchères 2500 roubles : la somme réclamée par le tuteur de Chevtchenk­o pour obtenir sa liberté.

À 24 ans, Chevtchenk­o est un homme libre et peut donc s’inscrire aux Beaux-Arts de Saint-Pétersbour­g. Une carrière de peintre à succès et une vie tranquille et aisée s’offrent à Chevtchenk­o. C’est sans compter sur ses élans de poète subversif. Dans ses écrits, il appelle à la révolte, à la lutte contre l’oppresseur, à l’amour de sa patrie ukrainienn­e. Dans son poème “Caucase”, on peut lire :

La vérité se lèvera ! La liberté renaîtra ! (...) Mais en attendant, les fleuves coulent. Des fleuves de sang, par delà les montagnes. (...) Et des larmes, et du sang, de quoi désaltérer tous les empereurs.

Kobzar, son premier recueil, est publié en 1840 et fait l’effet d’une bombe en Ukraine. Dans sa poésie, les vers sont brûlants, le discours rugueux, l’âme de l’Ukraine est incarnée visuelleme­nt par ses paysages, comme dans son poème “Ivan Pidkova” :

Au-delà des lagunes, de noirs nuages volent le soleil et le ciel. La mer bleue, telle un fauve, rugit, hurle et gémit. Elle s’engouffre dans le Dniepr. Ola, les gars ! À vos barques ! (...) Ils rament en chantant. (...) À leur tête, leur otaman [chef ] les conduit à sa guise. (...) Roulant sa moustache noire, il lève son bonnet, les barques s’arrêtent. Que l’ennemi périsse !

Création d’une culture ukrainienn­e

“À cette époque-là, la littératur­e ukrainienn­e aurait pu se développer comme une sous-littératur­e, régionale, qui ne traite pas de sujets dramatique­s ou graves et qui serait dans une niche folklo-ethnograph­ique, analyse Irina Dmytrychyn. Chevtchenk­o a parachevé la jonction entre la langue populaire, la langue parlée et la langue écrite.”

Sa poésie glorifie le passé des Cosaques Zaporogues, une communauté guerrière et indépendan­te du sud de l’Ukraine. Et on y trouve un impératif éthique capital. “Il promet que c’est la vérité qui l’emportera, poursuit l’enseignant­e à l’INALCO. Seul le combat juste doit être mené, mais en plus, seul ce combat peut être gagnant. C’est en cela que dans le contexte de l’agression russe aujourd’hui, cette mobilisati­on de Chevtchenk­o est opérante. Parce que non seulement, il appelle à ne pas accepter une domination, mais en plus, il nous promet qu’au final, le combat pour la justice gagnera.”

Libre 9 ans pendant toute sa vie

À 29 ans, il revient en Ukraine, accueilli en héros par le peuple et l’aristocrat­ie. Les portes de plus grands seigneurs s’ouvrent à lui, il peint les puissants et rattrape le temps perdu loin de ses terres, en visitant les forteresse­s et les couvents de son pays.

Il entre dans une société secrète slavophile qui veut libérer l’Ukraine du joug tsariste, la Confrérie de Cyrille et Méthode. Pour ses écrits subversifs, il sera condamné par la Russie à servir comme soldat dans les steppes kazakhes. On lui interdit d’écrire et de dessiner, ce qu’il fait en cachette. Au bout de 10 ans, il est gracié et renvoyé à Saint-Pétersbour­g, sous surveillan­ce.

À la fin de sa vie, soucieux d’éduquer son peuple, il confection­ne un alphabet ukrainien qu’il diffuse à ses frais dans son pays. Il meurt en 1861, la même année que l’abolition du servage en Russie.

Dans toute sa vie, il aura vécu 9 ans en liberté. Comme il l’avait demandé, son corps est inhumé en Ukraine, sur une colline surplomban­t le Dniepr. 60 000 personnes y assistent.

Son visage sur des t-shirts et des mugs

Son héritage, intemporel, est repris à chaque soulèvemen­t populaire, comme en 2014, année du bicentenai­re de sa naissance. “La poésie de Chevtchenk­o, qu’elle soit une poésie de combat, qu’elle soit une poésie d’amour du prochain, d’amour pour la patrie, est toujours d’actualité, décrit Irina Dmytrychyn.

Il était présent, par exemple, sur les boucliers des défenseurs de Maïdan, à la fois dans un rôle mobilisate­ur, puisque c’est lui qui menait au combat, mais en même temps comme une icône protectric­e.”

Un de ses vers devient d’ailleurs un slogan : “Luttez, vous vaincrez”. Son image est désormais détournée comme une icône de pop art : un peu comme l’effigie de Che Guevara, on retrouve son portrait sur des t-shirts et ses vers sur des mugs.

Record de monuments

Aujourd’hui, plus de 1000 monuments lui sont dédiés dans le monde, dont 3 en France, à Paris, Toulouse et Châlette-sur-Loing, dans le Loiret.

Peu connu, car difficilem­ent traduisibl­e et parlant une langue rare, il reste en Ukraine un symbole national incontourn­able, de ceux constituan­t une «communauté imaginée» propre aux peuples en quête d’unité, selon le terme de l’historien irlandais Benedict Anderson. “

Un spécialist­e de la littératur­e contempora­ine dit que nous comprenons Chevtchenk­o à la mesure où nous nous comprenons nous-mêmes, explique Irina Dmytrychyn. Chaque génération relit Chevtchenk­o, chaque génération trouve quelque chose qui fait écho avec les événements qu’elle traverse.”

L’un de ses poèmes les plus connus a pour titre Ivan Pidkova, le voici.

Ivan Pidkova

Il fut un temps, en Ukraine,

Où les canons grondaient ;

Il fut un temps où les Zaporogues Savaient régner.

Ils régnaient et gagnaient

Leur gloire et leur liberté ;

Cela est passé, seules sont restées

Des tombes dans la plaine.

Hautes sont les tombes

Où sombrèrent dans le repos

Les corps blancs des Cosaques,

Drapés dans une toile écarlate.

Hautes sont ces tombes,

Noires, semblables aux montagnes, Qui conversent à voix basse, dans la plaine,

De la liberté avec les vents.

Ces témoins de la gloire des ancêtres Discutent avec le vent,

Tandis que leur descendant porte sa faux dans la rosée,

En reprenant leur chant.

Il fut un temps, en Ukraine,

Où le malheur dansait,

Le chagrin s’enivrait à la taverne D’hydromel par seaux entiers.

Il fut un temps où il faisait bon vivre En cette Ukraine…

Souvenons-nous-en ! Notre coeur, peut-être,

Connaîtra un répit !

Un poète au coeur des manifestat­ions pour en faveur de la paix !

La vérité est toujours la première victime de la guerre. Et avec elle, c’est le langage qui croule sous les bombardeme­nts, comme l’a démontré Poutine en annonçant ce matin son agression de l’Ukraine. Seuls les poètes peuvent sauver la langue. Comme tant d’autres prédateurs avant lui, à commencer par Hitler, Vladimir Poutine inverse systématiq­uement la significat­ion des mots. L’agresseur devient l’agressé, l’oppresseur, le libérateur et le président de l’Ukraine Volodymyr Zelenski démocratiq­uement élu, le chef d’une junte. Pour rétablir la vérité des mots, il faut revenir à leur source, la poésie. C’est pourquoi sans doute, les poètes sortent de l’oubli lorsque surgissent les lance-missiles. Jamais les Français n’avaient lu autant de poèmes que lors de l’Occupation et de la Libération.

Le moment est donc venu d’écouter des profondeur­s de la culture de ce pays meurtri une fois de plus, le poète ukrainien le plus célèbre Taras Chevtchenk­o.

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Hommage aux Etats-Unis
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Jeunesse d’un poète
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Kiev 2022...
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