Les lundis de Delfeil de Ton
Où l’on voit nos hé os toujours en guer e
Dans la France du vingt et unième siècle, vous avez des gens, avec des idées simples, qui deviennent des figures du débat intellectuel. La condition, c’est que ce soit des idées mûries dans le racisme avec un air d’évidence qui fait s’exclamer, à qui ne demande que de les entendre : « C’est ben vrai, ce qu’on me dit là. »
Dans la presse bourgeoise de droite, vous en avez des comme ça qui fournissent la bouillasse qu’on attend d’eux et qu’ils refilent d’autant plus volontiers à leurs patrons qu’ils seraient incapables de donner autre chose. Les patrons la vendent à leurs lecteurs, suite à quoi nous sommes invités à nous prendre pour des chevaliers de l’Occident en lutte dans une guerre intestine, qualifiée guerre de civilisations. Le champ de bataille a pour horizon le comptoir des bistrots.
« Ils n’ont même pas des noms français. C’est encore rien, ils sont nés avec, mais vous avez vu, même leurs prénoms sont étrangers et ils n’étaient pas obligés. » Avec une remarque de ce calibre, étirée sur la longueur d’un bouquin, quand tu t’appelles Eric, tu fais un succès de librairie.
Tu fais des tournées de signatures dans les provinces qui sont des triomphes. Tu sais plus où donner du selfie. La radio répand ton message, d’autant mieux que tu as des émissions régulières pour le dire, le redire et le répéter jusqu’à plus soif mais celle de ta clientèle est inextinguible.
L’a aire du prénom pas français étrangle aussi cette semaine un Ivan, rival et concurrent d’Eric sur les mêmes ondes et dans la même presse écrite, lequel Ivan s’il était logique avec lui-même se prénommerait plutôt Yves ou Yvon. Yvon et Yves, voilà qui fleure bon la France. Ivan vous a de nauséabondes senteurs de steppe orientale, à la cour d’Attila c’était rempli d’Ivan.
Passons. Dénonciateur d’une islamophobie que d’aucuns prétendent ne pas exister, un certain Marwan Muhammad a prononcé cette phrase au cours d’un banquet, qu’Ivan a trouvée dans le quotidien « le Monde », Ivan s’étrangle en la recopiant, après déjà un étranglement à la lecture : « L’islam est une religion française, le foulard fait partie des tenues françaises et Mohammed est un prénom français. »
Drôle, non ? Provocation réussie. La preuve : Ivan. C’est bien tourné et, à part y voir de la « subversion islamiste », à l’instar de l’Ivan, difficile de ne pas lire cette phrase autrement que comme la constatation d’un état de fait. L’islam est la deuxième religion de France, le foulard est porté par un grand nombre de Françaises et Mohammed est un prénom, chez nous, largement répandu. Impossible de ne pas le reconnaître, même si Eric, Ivan, leurs disciples et leurs admirateurs en attrapent des hoquets, la coi e bretonne leur paraît sans doute plus française, et le béret basque, mais qu’ils essaient donc d’en coi er leurs adolescents et leurs épouses. Leurs familles (françaises) auraient une occasion de se marrer.
Ces prénoms « étrangers » qui témoigneraient d’un refus de nos modes de pensée et d’expression, qui seraient exemplaires de la subversion de nos codes de vie en société, nous venons de les voir illustrés à l’occasion de la remise des deux grands prix littéraires annuels. Soumis au bombardement du discours ivanesque et éricien, que faire sinon s’esclaffer du contraste lorsque sont proclamés les lauréats 2016 du Goncourt et du Renaudot ? Notre monde littéraire cherche ses héros et deux romancières sont couronnées. Ce sont elles que lira cette année le bourgeois déjà lecteur des publications où sont fleurons Eric et Ivan. Le Goncourt a couronné une prénommée Leïla. Le Renaudot une Yasmina. La barbarie était annoncée à nos portes et voilà qu’elle s’avère le meilleur de nos lettres vivantes. Yasmina et Leïla représenteront aux yeux du monde extérieur la littérature française d’aujourd’hui, continuation de celle de toujours. Heureusement pour nos apocalyptiques et qui les sauve de l’apoplexie, le troisième grand prix, celui de l’Académie, a été décerné à Adélaïde de Clermont-Tonnerre, dont le patronyme augurerait mal, si on raisonnait à leur manière, de l’avenir de la République.
Pour horizon le comptoir des bistrots.