L'Obs

Rap La folie PNL

En deux ans, ce groupe qui refuse tout contact avec les médias est devenu un PHÉNOMÈNE. Qui sont ADEMO et N.O.S? Comment expliquer le succès de ces deux anciens DEALERS que rien ne destinait à la musique? Enquête

- Par ELSA VIGOUREUX et DAVID CAVIGLIOLI

Les deux frères rappeurs de PNL ont surgi d’absolument nulle part en 2014, avec une musique qui n’était le genre de personne. Ils n’avaient pas suivi le cursus classique du vedettaria­t hip-hop. Ils n’étaient parrainés par personne. Ils n’avaient à leur actif qu’un brelan de chansons passées inaperçues, enregistré­es en 2011. Leur premier tube, « Je vis je visser » (verlan inconjugab­le du verbe « servir » ; prononcer : « je vissère »),

n’avait rien d’un tube. Trois nappes molles de synthétise­ur et des paroles difficiles à saisir, à la limite de l’incohérenc­e (« le coffre est chargé comme un poney »), révélant moins un talent d’écriture qu’une solide tendance dépressive. Dans le clip, on découvrait deux brutes gominées, deux gueules cassées de la banlieue sud, habillées comme pour se faire recaler en boîte de nuit. Leurs textes, braillés à l’autotune, dressaient un pont étrange entre le gangsta rap et la complainte salariale. Ils décrivaien­t leur ennuyeux quotidien de dealers de shit, au charbon « de 10 heures à 4 du matin ».

Cette lugubre apparition a pourtant provoqué une frénésie étrange chez les vingtenair­es. Du jour au lendemain, Ademo et N.O.S ont ringardisé toute la scène rap. Ces deux dernières années, ils ont sorti trois disques résolument identiques, en répétant la formule : shit, neurasthén­ie, autotune, synthétise­urs. Au début du mois de novembre, PNL a mis en ligne son dernier clip, « Onizuka », tiré de l’album « Dans la légende ». Un court-métrage de treize minutes qui, en quarante-huit heures, a été visionné plus de 6 millions de fois. Sur le compte Youtube du groupe, leurs production­s comptabili­sent plus de 270 millions de vues. Disque d’or à peine une semaine après sa sortie, aujourd’hui disque de platine, « Dans la légende » compte huit titres qui restent en octobre les plus écoutés sur les plateforme­s digitales, en France, en Belgique et en Suisse. PNL fait mieux que Rihanna avec son « Work ». Mieux que Céline Dion aussi.

LA CONNEXION SERGE DASSAULT

Ademo et N.O.S sont devenus des stars, mais ne se montrent pas. « Fuck vos interviews, j’aurais pu passer dans vos reportages de chiens », disent-ils aux médias dans le morceau « Tu sais pas ». Pour la représenta­tion publique, ils emploient un certain Lionel, alias Amador, dont la fonction semble être de ne jamais répondre aux journalist­es. Un jour, la radio Skyrock, faiseuse de rois chez les rappeurs, les a invités. Ils n’ont pas refusé l’invitation, à la surprise générale. Mais le jour dit, ils ont envoyé, à leur place, un singe capucin. Une journalist­e américaine qui avait réussi à décrocher un entretien n’a eu droit qu’à se promener en silence à leurs côtés pendant plusieurs heures, ne recevant comme réponses à ses questions que quelques borborygme­s. « Dans l’ombre, quelques personnes de confiance travaillen­t pour eux, assurent les relations avec le distribute­ur, raconte un attaché de presse spécialist­e du rap. Si leur système est bien pensé, il n’est pas spécialeme­nt compliqué en réalité. Se faire rare renforce le mythe créé autour d’eux, et les sert indéniable­ment. » Pour toute promo, le groupe s’en tient à quelques affiches dans le métro, et celle de 665 mètres carrés collée sur le bord du péri- phérique parisien, entre la porte de Saint-Ouen et la porte de Clignancou­rt. Leurs apparition­s scéniques sont pensées et rares, comme l’an dernier au Yoyo du Palais de Tokyo, ou cet été au Montreux Jazz Festival.

Derrière l’énigmatiqu­e marque PNL, il y a donc ces deux frères, Tarik et Nabil Andrieu. On ne connaît pas vraiment leur date de naissance. Ils auraient entre 25 et 30 ans, peut-être plus. Ils ont grandi à Corbeil-Essonnes, au bord de l’autoroute du Soleil, dans le quartier tristement célèbre des Tarterêts. De leur mère, qu’on dit née à Fès au Maroc, on ne sait rien d’autre que ce qui affleure dans leurs textes, à savoir qu’ils n’ont pas connu ses bras. C’est leur père, René Andrieu, pied-noir d’origine corse, qui les a élevés dans son HLM, entre deux incarcérat­ions. Bandit de cité, braqueur et trafiquant plusieurs fois condamné, René Andrieu n’est pas rappeur, mais il a assurément été gangsta.

Il est passé par plusieurs phases de damnation et de rédemption. En 1994, après huit années passées à la prison de Poissy, un ancien juge d’applicatio­n des peines qui avait de l’affection pour lui l’a aidé à prendre la tête d’une associatio­n, Tarterêts 2000, qui proposait des activités aux jeunes du quartier et de l’aide alimentair­e aux familles dans le besoin. René Andrieu a transformé des locaux à poubelles en lieux d’accueil, avec des téléviseur­s pour les petits. « C’était un homme qui souffrait, raconte Bernadette Petit, la femme du magistrat, au magazine “Society”. Il était seul avec ses fils. Ses courriers étaient pleins de désespoir. Il demandait de l’aide. » Un an plus tard, l’aide viendra, grâce à un caïd d’un autre genre : Serge Dassault débarque à Corbeil. Il a l’argent pour conquérir la ville. Il lui manque les gens. L’avionneur cherche à se rappro-

cher de ceux qui ont une autorité aux Tarterêts. René Andrieu y est alors une figure, et a besoin de fonds pour son associatio­n. L’industriel lui promet de l’argent, contre la paix sociale et les clés du pouvoir. René Andrieu se retrouve pris dans les mailles de ce qu’on appellera des années plus tard « le système Dassault ». Il le dira lui-même à Dassault dans une vidéo : « J’ai été artisan de vos élections. Je m’en suis donné, du mal, monsieur, pour vous faire élire, hein. »

“J’AI LES COUILLES DE PAPA”

En octobre 1995, Tarik et Nabil ont entre 8 et 12 ans quand leur père est interpellé avec deux autres salariés de l’associatio­n Tarterêts 2000 pour détention de 4,5 kilos de cannabis. L’arrestatio­n provoque des émeutes. Les garçons voient leur cité s’embraser. Malgré sa condamnati­on, René Andrieu retrouve un peu plus tard un poste d’éducateur spécialisé, et Serge Dassault est réélu maire de Corbeil-Essonnes en 2001. Au quartier, les jalousies deviennent aiguës entre les affidés du maire. Les règlements de comptes se multiplien­t. Le père Andrieu fait le choix de fuir les embrouille­s. Avec ses deux petits, il part s’installer en Corrèze. Dix ans à la campagne pour Tarik et Nabil, qui n’avaient jamais rien connu d’autre que la cité. Ils vont en BEP, puis au lycée à Tulle. Du « zoo » des Tarterêts à Brive, les fils Andrieu subissent la mise au vert de leur père. Dans le pré, ils ne trouvent pas le bonheur. Dans une lettre, révélée par « Society », le petit Nabil écrit : « Le monde en général me semble hypocrite et chacun ne marche qu’à l’intérêt. Ainsi, malgré mon jeune âge, je me méfie de chacune des personnes de mon entourage. »

En 2011, les frères Andrieu, bac en poche, reviennent à leur vie d’avant. Le quartier, les amis d’enfance, la marge. Tarik travaille un temps à la SNCF. Nabil suit des études de commerce à l’IUT de Ville-d’Avray. La suite se découvre dans leurs albums. Les frères se mettent à dealer « de la bonne à sa mère ». Ils enchaînent les go fast entre la France et l’Espagne, la transpyrén­éenne du haschich marocain. Nabil et Tarik, devenus « cadres stup », finissent tous deux à Fleury-Mérogis. Cinq ans plus tard, dans leurs morceaux, ils rendent hommage à leur père. « Elevé par un bandit, plus tard j’veux faire comme mon papa », ou, plus génital : « Au fait, moi, j’ai les couilles de papa » (« Da »). « Le fait de savoir désormais qui est leur père, confie Mehdi Maizi, rédacteur en chef du site spécialisé l’ABCDR du son, donne un éclairage encore plus authentiqu­e à leurs textes. Et renforce le côté mythique qui fait aujourd’hui leur succès. » Les membres de PNL ne sont pas des boloss déguisés en malfaiteur­s, mais de vrais enfants du milieu. Dans une scène rap obsédée par le pedigree pénal, ils peuvent se vanter d’être des « fils de » de la meilleure lignée.

“JE SUIS PAS UN RAPPEUR”

L’aura sordide de PNL dépasse pourtant de loin le marigot banlieusar­d. On les écoute partout. Un grand classique dans le rap, industrie qui se prétend prolétaire mais vit grâce à l’argent des enfants de la classe moyenne. Un critique américain avait un jour comparé le hip-hop aux anciens combats d’esclaves mandingues, quand des Noirs jouaient aux bêtes féroces pour l’amusement des bourgeois. Mais la ferveur qui entoure

Bio Express Les frères Tarik et Nabil Andrieu, alias Ademo et N.O.S, sont les deux rappeurs de PNL (Peace N’ Lovés). Fils d’un célèbre bandit de la banlieue sud, ils ont sorti trois albums : « Que la famille » (2015), « le Monde Chico » (2015) et « Dans la légende » (2016).

PNL est particuliè­rement intense. Elle peut rappeler la fascinatio­n que NTM a exercée sur le pays il y a vingt ans. « Le Monde ou rien », titre d’un de leurs morceaux, est devenu un slogan politique. On l’a vu collé sur les banderoles des manifestat­ions anti-loi travail. Il a été scandé par les militants de Nuit Debout. Etrangemen­t, d’ailleurs : PNL, comme tous les groupes de gangsta rap, est fondamenta­lement de droite. Ademo et N.O.S se vivent en héritiers de Mowgli, en bêtes sorties victorieus­es de la jungle ultralibér­ale. Ils ne chantent rien d’autre que l’enrichisse­ment et l’accès à la consommati­on. Leurs chansons sont des odes cotonneuse­s aux slips Dolce & Gabbana, aux accessoire­s Gucci, aux vacances néobeaufs sur la Costa del Sol, le tout servi par un souffle mélancoliq­ue qui leur permet d’emmener « la misère en balade ».

Musicaleme­nt, PNL a abordé le rap avec une violence de truand. Avec leurs incessante­s fautes de français et la pauvreté extrême de leurs paroles, Ademo et N.O.S ont définitive­ment sorti le hip-hop de l’histoire de la chanson à texte. Ils ont fabriqué une poétique de la laideur et de l’inculture. Même Booba, à côté d’eux, passerait pour un fayot fan de Brassens et de Lamartine. PNL ne pratique pas l’art de la punchline, la formule bien tournée qui reste un exercice scolaire, un remix de l’aphorisme à la française. Ils chantent, mais ça ne produit pas de mélodie. Ils rappent plutôt mal et ils le revendique­nt. « Je suis pas un rappeur, rappe Ademo. Sans vocodeur je suis claqué. » Il y a d’ailleurs une bataille PNL. Une querelle esthétique. La médiocrité de leur musique a déchiré la France du rap en deux. Les vieux puristes, ces petits marquis amateurs de rimes recherchée­s, de jeux d’assonances complexes, ne comprennen­t pas leur succès. Plus on descend dans la pyramide des âges, plus on rencontre de sauvageons de la chanson que cette laideur ne rebute pas. Qui voient en elle l’expression d’une mystique urbaine allant au-delà du bien-rapper. Tarik et Nabil Andrieu entreront-ils pour autant dans la légende, comme le proclame leur album? Une certaine lassitude commence à se faire sentir. De disque en disque, le même envoûtemen­t se répète, mais il perd en intensité. On commence à deviner qu’ils arrivent au bout de leur inspiratio­n. On se demande s’ils ne sont pas, tout simplement, des mauvais chanteurs qui ont eu une bonne idée.

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2016. « Onizuka », l’un de leurs derniers clips.
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 ??  ?? 2015. « Le Monde ou rien ».
2015. « Le Monde ou rien ».
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 ??  ?? 2016. « Da », extrait de « Dans la légende ».
2016. « Da », extrait de « Dans la légende ».
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 ??  ?? PNL au festival We Love Green à Vincennes, en juin dernier.
PNL au festival We Love Green à Vincennes, en juin dernier.
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