L'Obs

La nuit du capitalism­e

- Par MARIE DARRIEUSSE­CQ, écrivain M. D.

Cette nuit, je me suis réveillée à 3h32. Qu’est-ce qui m’empêche de dormir? Selon Jonathan Crary, c’est le capitalism­e. Dans son livre « 24/7, le capitalism­e à l’assaut du sommeil », il décrit l’obligation de rester éveillé pour justifier de son existence. Travailler sans cesse, être connecté, recevoir et émettre des signes : « Le sommeil, écrit Crary, devient un truc de losers. » Le capitalism­e a réussi à nous vendre tous nos besoins (l’eau, la nourriture, le logement, l’amour, le dialogue et même récemment l’amitié), il peine encore à accaparer totalement le sommeil. Alors il éclaire la nuit en permanence pour que l’insomnie globale soit la condition d’une production frénétique.

Notez que s’il m’arrive de travailler la nuit, ce n’est pas à la mine. J’écris dans mon lit. Mais je me demande si j’ai encore une chambre, au sens où l’entendait Pascal. Pensez à sa phrase la plus citée : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Evidemment, si Donald Trump restait toute la journée en repos dans une chambre, le monde serait moins agité. Mais la chambre de Donald est connectée. Mickey et Minnie se rencontrer­aient aujourd’hui sur Meetic, un soir de solitude derrière leur écran. Le monde « 24/7 » est un monde où 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 même sous la couette, nous sommes invités à ne pas rester en repos.

3h56. Ma chambre vibre de sollicitat­ions diverses. Pas forcément celles que je voudrais. Je peux suivre l’actualité et faire des équations : Le Pen-Hamon = x. Le Pen-Fillon = x. Le Pen-Macron = x. Et Mélenchon. Tous ces noms en -on, et l’autre nom en -en qui me donne la migraine. Si la France me lasse, je peux suivre les news selon les faisceaux horaires. Ou écrire à mes amis réveillés ( japonais, australien­s, américains, insomniaqu­es…). Ou voir des films. Ou visionner des trucs sexuels. Ou mettre à jour des données, stocker des images, acheter des objets… Accumuler des noisettes. Lire des articles sur les écureuils.

Mais en insomniaqu­e responsabl­e, je sais qu’il ne faut pas faire ça. Commander des machins à 4 heures du matin promet des lendemains consternés. De plus, la lumière bleutée des écrans est une lumière d’aube qui fait croire au cerveau qu’il fait jour. Les écureuils, eux, dorment tout l’hiver, n’ont ni ordinateur ni téléphone portable, et ne retrouvent que 50% de leurs noisettes, parce qu’ils oublient où ils les ont stockées. Braves écureuils.

4h38. Ne jamais se connecter la nuit. Lire sur écran tient en éveil et écrire, c’est pire. Sauf que la possibilit­é de la connexion est là. Non, nous n’avons plus de chambre. Tout le malheur du monde est ouvert comme une boîte de Pandore, parce qu’il n’y a désormais que les monastères ou quelques coins reculés des Landes pour offrir le repli d’une vraie chambre. Encore faut-il, dans les cloîtres couverts par le réseau, qu’on vous prenne votre portable à l’entrée. Même les prisonnier­s ont des comptes Facebook. Enfin, pas tous. A Guantánamo comme dans la plupart des prisons illégales, la surveillan­ce est 24/7 et l’insomnie est utilisée comme torture. La cellule est en permanence violemment éclairée, et on y diffuse de la musique assourdiss­ante. Dévoiement de la musique et de la lumière, du souffle même de la vie. Il suffit d’une semaine pour que les prisonnier­s deviennent fous. Pour qu’ils racontent tout ce qu’on veut et deviennent entièremen­t dociles. C’est l’éveil 24/7 prophétisé par Jonathan Crary. Nous voilà prévenus.

Newspapers in French

Newspapers from France