L'Obs

Le hold-up de la “no bank”

Pas de découvert autorisé, aucun produit d’épargne, aucune propositio­n de crédit : Compte-Nickel, avec son réseau de buralistes, est devenu en trois ans la “banque” de ceux qui n’en veulent plus

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A lexandre Jardin, héraut de la France silencieus­e en quête de lien social, en est fan. L’économiste Gaspard Koenig, apôtre du libéralism­e et chantre du revenu universel, s’en sert au quotidien. Compte-Nickel est un succès inattendu : 500 000 clients en trois ans et 26000 nouveaux comptes par mois, qui en font le numéro un du secteur financier pour les recrutemen­ts. Le million de clients devrait être atteint en 2018. L’objet d’un tel enthousias­me?

Un compte courant qui ne dépend pas d’une banque mais s’ouvre dans un bureau de tabac agréé sur présentati­on d’une pièce d’identité et d’un simple justificat­if de domicile. Ni bulletin de salaire, ni revenu minimum, ni feuille d’impôt ne sont exigés. Millionnai­re ou interdit bancaire, vous obtenez en cinq minutes un relevé d’identité bancaire et la possibilit­é de recevoir des virements, d’enregistre­r des prélèvemen­ts, de retirer ou déposer des espèces (jusqu’à 750 euros par mois), et, surtout, vous disposez d’une carte de paiement à autorisati­on systématiq­ue, la pièce maîtresse du dispositif : chaque dépense est enregistré­e en temps réel. Le compte se bloque s’il n’est pas suffisamme­nt approvisio­nné. Fini les découverts et les frais ad hoc. Une « no bank », dit Hugues Le Bret, ancien président de Boursorama et cofondateu­r de La Financière des Paiements électroniq­ues (FPE), société qui abrite cet ovni financier. Une bouffée d’oxygène pour tous ceux qui un jour ou l’autre ont eu maille à partir avec leur banquier.

« Anton a ouvert son compte Nickel au Campeones de Nice à 16h26… Marthe a ouvert son compte Nickel au Templier à Trilport à 16h23… Rachida a ouvert son compte Nickel aux 2 Mégots à Evry à 16h21. » La liste des nouveaux adeptes défile sur le site internet de l’établissem­ent. Une France multiple, de tous les âges, des villes comme des champs. « Ce sont des gens qui reprennent le contrôle ! Une des premières raisons invoquées pour ouvrir un compte Nickel est que nous sommes indépendan­ts du système bancaire : nous ne sommes pas une banque! » s’enflamme Hugues Le Bret, avec la force de conviction du converti.

LES BANQUES… PLUS JAMAIS!

Dans la vraie vie, à Paris, entre les stations Jaurès et Stalingrad, Sandrine, 28 ans, retire 100 euros au comptoir de la Vallée de Viñales. Sandrine ne fume pas. Elle ne fréquente le bureau de tabac que pour ses retraits et ses dépôts d’argent. Bonjour, bonsoir. Derrière son comptoir, la vendeuse ne sait rien d’elle. Une relation minimale qui plaît à la jeune mère de famille. Elle et son mari ont connu en Moselle les affres du surendette­ment (comme plus de 210000 personnes par an) et de l’interdicti­on bancaire : un crédit auto qu’ils n’arrivent plus à rembourser, les frais bancaires qui s’accumulent… « Ce fut l’engrenage. Tout est parti en cacahouète. Le banquier ne voulait rien savoir », témoigne-t-elle en souriant. Fini les jours sombres, la famille est « montée à Paris » et gère aujourd’hui son budget au cordeau. Les banques, plus jamais… « Les banques ont trois sources de revenu principale­s. Les commission­s sur l’épargne de ceux qui ont de l’argent, les marges d’intérêt sur les crédits, et les frais de découvert. Les deux premières sources de revenu sont concentrée­s sur les 50% de la population les plus aisés, la dernière sur les moins aisés. En gros, plus je suis riche, plus j’ai la “Gold” gratuite. Plus je suis pauvre, plus je cumule les frais. Le succès du compte Nickel vient de là », décrypte Hugues Le Bret dans une envolée que ne renierait pas Mélenchon. Les banques se gaveraient-elles sur les découverts – autorisés ou non – de 26% de Français dans le rouge chaque mois? (Etude CSA-Cofidis.)

Le président de la FPE sait de quoi il parle. Il était membre du comité exécutif de la Société générale au moment de l’affaire Kerviel. Un « choc » tel qu’il publie en 2010 un livre sur l’affaire et démissionn­e dans la foulée : « J’ai choisi ma liberté », affirme-t-il. Il a 46 ans. Un an plus tard, sa rencontre avec Ryad Boulanouar, orchestrée par un as du marketing et entreprene­ur iconoclast­e, Pierre de Perthuis, change à nouveau son destin. Comme Hugues Le Bret, ce brillant ingénieur est un déçu de la finance. Des banques, il a tout connu : les portes fermées lorsque ses parents, des intellectu­els algériens, débarquent en France dans les années 1960, puis les affres de l’interdicti­on bancaire au moment où il monte sa première entreprise d’ingénierie informatiq­ue, mais aussi les largesses avec

“PLUS JE SUIS PAUVRE, PLUS JE CUMULE LES FRAIS. LE SUCCÈS DU COMPTE NICKEL VIENT DE LÀ.” HUGUES LE BRET

ceux qui ont du bien. « Quand j’ai vendu ma première société, on m’a reçu aux Champs-Elysées, avec la moquette épaisse de 4 centimètre­s et quatre pingouins qui vous expliquent comment planquer son pognon. J’avais envie de rire », dénonce-t-il.

Pour « réparer ce truc-là », le fils d’immigrés devenu millionnai­re a mis au point, avec son partenaire d’affaires, Michel Calmo, un centralien passé par ExxonMobil, un concept de carte de paiement à autorisati­on systématiq­ue qui fonctionne comme un porte-monnaie. Ne manque plus qu’à le concrétise­r. Hugues Le Bret est la pièce manquante du puzzle : « On s’est lancés pour redonner une dignité aux gens qui étaient exclus. On voulait être universels. S’adresser à tous sans condition de patrimoine, y compris aux interdits bancaires. »

Une idée simple, quatre spécialist­es… l’équipe de Compte-Nickel est constituée. Ne manque plus qu’un réseau. Les acolytes se tournent vers la très puissante Confédérat­ion des Buralistes de France. Complément de revenu, diversific­ation d’activité sur fond de déclin de la consommati­on de tabac… les profession­nels flairent la bonne affaire, alors ils entrent au capital de la jeune société (6% des parts) et les aident à convaincre leurs 25000 buralistes de devenir des banquiers. Depuis l’obtention de son agrément par l’Autorité de Contrôle prudentiel et de Résolution (ACPR) et les premières ouvertures de comptes en février 2014, La Financière des Paiements électroniq­ues a mis 2 360 bureaux de tabac dans son escarcelle. Elle possède aujourd’hui plus de points de vente que la BNP n’a d’agences (environ 2 000) et elle continue d’en équiper plus de 100 par mois. L’établissem­ent de paiement (il n’a pas le statut de banque) emploie aujourd’hui 130 salariés, réalise 20 millions d’euros de chiffre d’affaires et plante ses crocs dans le gâteau bancaire : « Nous avons pris 0,7% du marché en trois ans. Les banques en ligne, c’est seulement 2,5% du marché en vingt ans », commente Hugues Le Bret en s’enfonçant avec satisfacti­on dans le fauteuil cosy d’un espace de coworking du centre de Paris. A 600 000 comptes ouverts, une perspectiv­e attendue pour la mi-2017, la société atteindra son point d’équilibre. Pas mal pour une « no bank » qui s’appuie sur les exclus du système.

LA DÉFAILLANC­E DES BANQUES

Mais c’est là que le bât blesse aux yeux des associatio­ns de consommate­urs : le compte Nickel, devenu le compte principal pour 60% de ses utilisateu­rs selon la FPE, n’est pas l’outil idéal pour les Français les plus pauvres. « En France, on estime qu’il y a environ 4 à 5 millions de personnes en état d’exclusion bancaire. Le coût annuel moyen du compte Nickel est d’environ 120 euros, entre l’abonnement annuel de 20 euros et les frais additionne­ls : 1 euro pour un retrait au distribute­ur, 50 centimes chez le buraliste et 2% de commission sur les dépôts. C’est beaucoup pour des personnes qui, on le sait, retirent très souvent de petites sommes », dit Matthieu Robin, spécialist­e de la finance à l’UFC-Que choisir. Pour lui, le succès du compte Nickel s’explique beaucoup par la défaillanc­e des banques qui ne remplissen­t leur obligation sur le droit au compte qu’à reculons. Elles ne proposent que rarement à leurs clients en difficulté un moyen de paiement alternatif. Depuis le 1er octobre 2014, elles sont pourtant tenues par la loi d’offrir au public fragile une offre commercial­e spécifique à moins de 3 euros par mois incluant une carte à autorisati­on systématiq­ue, des RIB, deux chèques de banque par mois, des alertes SMS et un moyen de consultati­on à distance. En gros, une version low-cost du compte Nickel…

« Le droit au compte ne marchait pas du tout. Et ça avait un côté humiliant, un peu comme un avocat commis d’office », justifie Ryad Boulanouar. « Nous, on ne juge pas, on ne punit pas, on ne vire pas », renchérit Hugues Le Bret. De fait, le compte Nickel, s’il remplit bien son office de banque des plus défavorisé­s – en moyenne, 64% des clients versent sur leur compte entre 0 et 1 000 euros par mois et 23% entre 1 000 et 2 000 euros – prospère sur un terreau fertile : celui de la méfiance des Français visà-vis de leur banquier.

Pour avoir côtoyé de près le monde de la finance, les fondateurs de CompteNick­el l’ont vite compris. Ils se plaisent désormais à mettre en avant une clientèle finalement plus « classe moyenne » et plus éclectique que prévu : le petit patron qui souhaite contrôler au centime près les déplacemen­ts et dépenses de ses commerciau­x, la mamie angoissée par le paiement sur internet (30% des achats avec la carte contre une moyenne nationale de 10 %), les enfants de plus de 12 ans (3% de sa clientèle) et même celui qui veut cacher des dépenses à son conjoint… « On a les CSP+ et les interdits bancaires. Mais aussi des femmes qui nous disent : mon mari n’est pas au courant. C’est un petit compte pour moi », s’amuse Mme Quatch, qui tient en famille le bureau de tabac de la porte Maillot. Un usage que les quatre fondateurs de La Financière des Paiements électroniq­ues n’avaient sans doute pas imaginé.

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Pour se lancer, Compte-Nickel s’est appuyé sur la Confédérat­ion des Buralistes de France.
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De gauche à droite : Ryad Boulanouar, Michel Calmo, Hugues Le Bret et Pierre de Perthuis, l’équipe fondatrice de Compte-Nickel.
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