L'Obs

Nos meilleures années ?

“La Horde d’or”, livre somme racontant la décennie 1968-1977 en Italie, est enfin traduit en français. L’occasion de revisiter une époque clé pour comprendre l’Italie d’aujourd’hui

- Par EMMANUEL LAURENTIN

On entre dans ce livre comme dans un grand musée, admiratif des oeuvres rassemblée­s et inquiet de ne pas pouvoir s’y retrouver. Ce travail collectif, publié en Italie en 1997, ramasse en 700 pages, un ensemble impression­nant de faits et de noms liés au « Movimento » italien des années 1960 et 1970. On y croise Umberto Eco et Toni Negri, Rossana Rossanda et Oreste Scalzone, Renato Curcio et Franco Piperno. Tous débattent alors des principes de Marx, de Lénine et de Mao, découvrent les idées de Marcuse et les mots d’ordre de Guevara.

L’ouvrage rend compte avec précision de l’effervesce­nce révolution­naire et se livre à une analyse très fine des groupes qui participèr­ent à la proliférat­ion d’initiative­s, de grèves, d’occupation entre Mai-68 et les mois qui précédèren­t l’assassinat d’Aldo Moro, ancien président du Conseil et leader de la Démocratie chrétienne, en 1978. Les auteurs font à la fois la généalogie des groupes armés et l’histoire de la contre-culture, le récit des scissions internes à la gauche et les pratiques d’un Etat prêt à tout pour faire monter la tension. Ils montrent combien le souvenir d’une Résistance qui avait été incapable de faire émerger une Italie plus égalitaire pèse sur la société politique des années 1960 et comment la violence apparaît comme une solution à bien des organisati­ons, frappées par la multiplica­tion des Mai-68 dans le monde.

Balestrini et Moroni n’ont pas oublié que ces années-là signent la proliférat­ion de l’écrit. En France, l’historien Pierre Vidal-Naquet en avait fait le constat en 1968, quand il demanda à ses étudiants de collecter tracts et affiches de Mai comme documents d’histoire. C’est aussi le choix de cette « Horde d’or », qui reproduit de larges extraits de la presse militante des années 1960 et 1970, des tracts des Groupes d’action partisane (GAP) et des Brigades rouges ainsi que des paroles de chansons militantes. C’est l’air d’une époque qui nous parvient. Tous ces textes permettent de se replonger dans une rhétorique indispensa­ble pour s’approcher de la variété des mouvements impliqués dans cette grande vague de contestati­on de l’Etat et de la société capitalist­e.

Il faut remercier les auteurs de revenir au tout début des années 1960 pour expliquer la lutte armée des années 1970. Les lecteurs sauront tout de l’affaire de « la Zanzara », journal lycéen de Milan qui déclenche une polémique avec des milieux catholique­s voyant une provocatio­n dans un pourtant bien sage numéro sur la condition de la femme. Et apprendron­t combien la « Lettre à une maîtresse d’école » dans laquelle un prêtre catholique des Apennins critique en 1966 la sélection scolaire a pesé sur l’avant-1969 italien. Ces différents scandales publics témoignent du divorce entre les classes dirigeante­s et une société plus avancée qu’elles.

Les Editions de l’Eclat ajoutent ainsi une brique à l’édifice qu’elles ont construit avec le collectif Mauvaise Troupe, qui a publié chez eux des ouvrages sur les trajectoir­es révolution­naires (« Constellat­ions ») ou consacrés aux luttes de Notre-Dame-des-Landes et du TGV Lyon-Turin (« Contrées »). Mais, contrairem­ent à ces deux livres qui nous parlent des luttes sociales et environnem­entales d’aujourd’hui, « la Horde d’or » nous replonge dans un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. Ses problémati­ques, ses conflits d’interpréta­tion sont entrés dans l’histoire et ne nous parlent plus vraiment. La langue utilisée (« ouvrier-masse », « opéraïsme », « extranéité ouvrière »…) nous est devenue étrangère. Les enjeux de l’époque, incarnés par des usines de dizaines de milliers d’ouvriers, à Milan ou à Turin, sont très éloignés de ceux de nos pays désindustr­ialisés. Le PC italien, grand ennemi des mouvements révolution­naires, s’est volatilisé. Et le berlusconi­sme a renvoyé aux oubliettes la Démocratie chrétienne.

Bien sûr, tout n’a pas disparu de cette société des années 1970 et les combats d’aujourd’hui ont besoin de généalogie­s. Il s’agit, comme pour les oeuvres d’un musée, de leur rendre leur actualité. Cette traduction, tardive mais utile, peut y contribuer.

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