L'Obs

LE BONDY BLOG

A 24 ans, Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah racontent dans leur roman une FRANCE FRACTURÉE à l’instant de l’élection présidenti­elle. Mais l’un des deux “Kids” est rattrapé par son DOUBLE maléfique. Rencontre

- Par ELSA VIGOUREUX

« MINUTE », par Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, Seuil, 192 p., 16 euros.

Il y a le Mehdi que tout le monde connaît, auteur prodige et précoce, ex-Kid de France-Inter avec son acolyte Badroudine, portevoix d’une génération issue des quartiers populaires, au ton décalé et incisif. Il a l’air léger, porte sa casquette façon vintage, visière très relevée, comme Smaïn dans les années 1980. Et il y a l’autre, « Marcelin Deschamps », un personnage haineux inventé il y a quelques années sur Twitter, dont les propos antisémite­s et homophobes ressortent depuis quelques jours sur la Toile. Florilège : « Les blancs vous devez mourir ASAP » ou « Faites entrer Hitler pour tuer les juifs ». A 24 ans, Mehdi Meklat, lynché sur les réseaux sociaux, se trouve pris à son « double je », sommé de répondre des horreurs proférées par son avatar… « Mais ce n’est pas moi ! », confie-t-il, défait, à « l’Obs ».

Alors qui est vraiment Mehdi Meklat? Un auteurqui joue avec le feu et pousse les clichés jusqu’à leur caricature? Un jeune-debanlieue pris en délit de schizophré­nie, débordé par son double maléfique? Lui dit qu’il s’agit d’une « méprise », dont il reconnaît qu’elle n’est « pas audible »: « J’ai créé ce personnage fictif, fou et malade sur Twitter à titre expériment­al, en 2011. J’avais 18 ans. Ce réseau social était une feuille blanche à l’époque, je testais des limites, je questionna­is la notion d’excès et de provocatio­n, mais je n’ai alors rencontré aucune limite. » En 2015, « Marcelin Deschamps » est mort : « Ça ne menait à rien, j’ai donc arrêté, en rebaptisan­t le compte à mon nom. Ce qui a donné un effet rétroactif à ma signature. » Alors que Mehdi est dans l’oeil du cyclone, son complice Badroudine Saïd Abdallah s’est retranché dans le silence. « Est-ce qu’on prend trop d’espace?, demande Mehdi. Que paie-t-on aujourd’hui?»

Les anciens Kids n’en sont plus. Ils viennent d’écrire ensemble leur deuxième roman. « Minute » raconte une époque, des gens, saisis dans les soixante secondes qui précèdent le résultat de l’élection présidenti­elle. Un livre polyphoniq­ue où l’on entend la France du bas de l’échelle, usée, acculée ou révoltée, et celle qui s’effondre tout en haut, amputée du goût des autres et éprise de pouvoir. Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah nous emmènent dans cette France qu’ils imaginent abandonnée aux mains d’un parti d’extrême droite, lequel a fait de la misère et de la peur son fonds de commerce. En une minute, ils ont voulu confronter l’intimité du peuple à celle des élites, incarnées par deux personnali­tés politiques et un écrivain.

Ça pourrait ressembler à une petite balade tranquille dans un pays branché sur « D8, l’émission d’Hanouna » ou occupé à enchaîner les selfies pour les jeter sur Twitter et Facebook. Mais il y a un grondement sourd et une rage qui résonnent dans les mots de ceux qui vivent en marge. Eux racontent la fracture. Comme ce taulard qui s’adresse à la France : « Avant même de te voir, je ne t’aimais pas. Parce que j’avais l’impression que tu ne m’aimais pas non plus. Pourtant ma mère prenait ma main et me disait : […] regarde comme elle t’ouvre les bras, il faut la respecter. […] Ma mère mentait, tu ne l’avais jamais acceptée. Tu lui avais fait laver les trottoirs et puis tu lui avais marché dessus. Elle continuait pourtant à baisser la tête et à cirer tes pompes. Mon père pareil. C’est sûrement en les voyant courber l’échine, lessivés par tes caprices, par ta barbarie quand il était question des pauvres, que j’ai divorcé avant même de me marier avec toi. »

Les petits « Mehdi et Badrou », produits du Bondy Blog et anciens Kids de Pascale Clark sur France-Inter, ont grandi. Les voilà dans un monde qu’ils ont appris à décrire avec un ton qui fait aujourd’hui polémique. A 24 ans, ils habitent là où ils ont poussé. Mehdi, à Saint-Ouen, avec sa mère d’origine algérienne qui vit du RSA, et son « père français », agent d’entretien. Badroudine, à La Courneuve depuis son arrivée des Comores à l’âge de un an et demi, avec ses huit frères et soeurs, sa mère caissière et son père, agent d’entretien aussi. Tous les deux disent : « C’est chez nous, on y a nos repères, on n’a pas envie d’en partir. Mais, en marge, à l’écart des chiens de garde, on pense mieux que dans le tas. »

“JE VOULAIS DEVENIR PRÉSIDENT”

L’amitié a commencé au lycée de Saint-Ouen. « Moi, petit, je voulais devenir président de la République, raconte Badrou. Je me présentais comme délégué de classe tous les ans, je regardais les chaînes arabes avec mon père. » La révolte des quartiers populaires après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois a donné naissance au Bondy Blog. Mehdi, qui aimait Camus et Gary, et Badrou, qui lisait Flaubert et Balzac, font leurs reportages ensemble : « On devenait journalist­es, mais sans intégrer la meute. » Ils rejoignent François Hollande en déplacemen­t, « en prenant le RER, en traversant la ville, pendant que les autres débarquent en car, prennent trois notes, et repartent ».

Ils ont 17 ans, se font remarquer. Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Puis les embauche sur France-Inter. Ils font « les Kids » pendant six ans. En 2015, la grille des programmes est renouvelée. Sans eux. « Peut-être à cause de nos positions, non conformes à la ligne éditoriale de la station, s’interroge Mehdi. Je ne trouvais pas normal d’entendre trop souvent à l’antenne les messages haineux d’Elisabeth Badinter et de Marine Le Pen (sic). » Badroudine ajoute : « Il y a eu aussi l’après-Charlie, où nous n’étions pas complèteme­nt Charlie. Le débat était binaire, on cherchait la nuance. Il se peut que ça n’ait pas plu. » « Marcelin Deschamps » existait déjà, et se lâchait. Dans l’indifféren­ce générale.

Mehdi et Badrou en veulent à « l’espace médiatique, trop étroit », un milieu « qui court à sa perte [et] est en train de s’aigrir ». Ils ont écrit un premier livre en 2015, « Burn out », autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’était immolé devant une agence Pôle Emploi. Mehdi dit que la littératur­e sera « toujours contempora­ine de son monde, avant-gardiste ». Badroudine trouve un tempo qui lui sied plus que « celui du bruit, du clash, du buzz, de toutes les réponses qu’il faut donner même quand tu n’en as pas ». Ils lisent désormais Virginie Despentes, Annie Ernaux, Edouard Louis, des auteurs qui développen­t « quelque chose de radical ». Mais « Marcelin Deschamps » vient de les rattraper.

Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah savent qu’« être noir ou arabe en France » les destinait plutôt « à devenir humoriste, ou sportif ». Ils disent que « dans la vie, tout est politique ». Ils écrivent donc un autre livre. Qui racontera peut-être comment et pourquoi « Marcelin Deschamps » les a tués.

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Mehdi Meklat (à droite) et Badroudine Saïd Abdallah .

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