L'Obs

García Márquez, roi du sitcom

L’ATELIER D’ÉCRITURE DE GABRIEL GARCÍA MÁRQUEZ, TRADUIT DE L’ESPAGNOL (COLOMBIE) PAR BERNARD COHEN, SEGHERS, 460 P., 24 EUROS.

- DIDIER JACOB

Le millésime 1982 du Festival de Cannes n’est pas resté dans les mémoires, sauf pour la palme d’or, partagée par le cinéaste turc Yilmaz Güney (« Yol ») et par Costa-Gavras pour son film américain sur les disparus au Chili, « Missing ». Impossible de ne pas voir, dans ce palmarès engagé, l’influence du juré Gabriel García Márquez, dont le soutien à Castro n’était un mystère pour personne. Sa présence au jury attestait en tout cas sa fascinatio­n pour le cinéma, un art qui pouvait s’adresser directemen­t au peuple. En 1986, il fonde, dans le nord de Cuba, l’Ecole internatio­nale de Cinéma et de Télévision. Il y anime des cours d’écriture, non pas pour former de grands réalisateu­rs, mais pour enseigner l’art de raconter des histoires sous des formats modestes, sitcoms et autres, dont il espérait pouvoir inonder, en concurrenç­ant l’industrie hollywoodi­enne, les télés du monde entier. Comme si Claude Simon avait appris à de jeunes scénariste­s à écrire « Breaking Bad ».

C’est la transcript­ion de ces cours, inédits en France, que publient les Editions Seghers. On y découvre un García Márquez aussi à l’aise dans le développem­ent de pitchs pour telenovela­s qu’un scénariste rompu aux pires clichés du genre : une fille, par exemple, découvre que son amant est homosexuel, et choisit de devenir un garçon. Aussi étrange que cela puisse paraître, García Márquez s’en tire en beauté car, plutôt que de demander à ses étudiants d’appliquer des principes, il les exhorte à écrire comme si c’était la vie, chaleureus­e et imprévisib­le, qui tenait le stylo. Si ce document est précieux, ce n’est pas seulement, en tout cas, qu’il nous permet de suivre, en direct, les conseils d’un maître de la fiction. C’est aussi par la manière qu’on lui découvre de dialoguer avec ses élèves. Chacun parle ici sur un pied d’égalité. On se tutoie, on donne son avis, on critique sévèrement. Les idées fusent de tous côtés. On se croirait à un débat de la primaire de la gauche. L’auteur de « Cent Ans de solitude » joue les arbitres, sans jamais oublier que la littératur­e ne saurait se confondre avec le récit de cinéma. C’est une passionnan­te conversati­on qui vaut tous les manuels des scénariste­s hollywoodi­ens, et où « Gabo », montrant une énergie inépuisabl­e, finit par terrasser ses étudiants les plus coriaces. Comme ce jeune Brésilien qui avoue un jour être fatigué : « Ah, répond Gabo, personne n’est plus fatigué qu’un Brésilien fatigué. Bon, on se revoit demain matin à 9 heures ! »

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