L'Obs

La Révolution est-elle désirable ?

Rencontre avec l’historienn­e Sophie Wahnich

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN

« La Révolution française est terminée » : ce verdict, rendu en 1977 par l’historien François Furet, est au coeur de votre essai. Pour vous, bien au contraire, la Révolution est toujours vivante. En quoi cet événement vieux de plus de deux cents ans peut-il nous aider à comprendre le monde d’aujourd’hui ?

François Furet écrit cette phrase à un moment où se répand l’idée que le système politique et social des démocratie­s occidental­es est achevé. Selon lui, l’héritage n’est plus discuté, et l’histoire de la Révolution cesse d’être un enjeu politique. En 1989, Francis Fukuyama généralise le propos en décrétant « la fin de l’histoire ». Il va falloir assumer de vivre dans un monde désormais fixe, présenté comme quasiment naturel. Or, aujourd’hui, les bouleverse­ments provoqués par la globalisat­ion obligent à reconsidér­er cette idée. Non, rien n’est jamais terminé. Partout sur la planète les peuples manifesten­t leur volonté insistante de reconquéri­r leur pouvoir

souverain et de faire basculer l’histoire. Dans ce contexte, va-t-on continuer d’affirmer que la Révolution française ne peut plus rien offrir de pertinent à quoi réfléchir ? Ce ne fut pas un petit événement, tout de même. C’est plutôt un vaste laboratoir­e où la plupart des questions sur lesquelles ont buté les printemps arabes, le mouvement des places ou Nuit debout ont déjà été posées. Prenez la question de la révolution comme conquête du pouvoir d’Etat, qu’on oppose souvent à la révolution comme foisonneme­nt d’initiative­s de la société civile. Eh bien la Révolution française a été d’une grande inventivit­é sur les deux plans et dans leur articulati­on. Elle crée un grand pouvoir législatif jusqu’en 1794 avec l’Assemblée nationale, et elle voit éclore un espace démocratiq­ue foisonnant, avec les sociétés politiques, les sociétés fraternell­es, les sections, les assemblées de village, les fêtes. Tout cela forme ce que j’appellerai­s un pouvoir « communal » efficient.

Ce pouvoir « communal » est-il à rapprocher du pouvoir « horizontal » de la démocratie participat­ive dont on entend beaucoup parler aujourd’hui, par opposition au pouvoir « vertical » des institutio­ns politiques ?

On peut le dire ainsi, sauf que, de nos jours, ces deux mondes sont coupés, ce qui n’était pas le cas pendant la Révolution. Les « députation­s » à l’Assemblée (délégation­s de citoyens autorisées à s’adresser aux députés), les adresses, les pétitions, les courriers assuraient une circulatio­n intense. Voilà qui pourrait nous être une source d’inspiratio­n. Il est toujours intéressan­t de comprendre comment un peuple s’est emparé de sa souveraine­té. C’est pourquoi je crois qu’il est utile de rouvrir le débat sur la Révolution française, que certains penseurs des années 1970 avaient déclaré clos.

Ce processus de « clôture », découvre-t-on dans votre ouvrage, s’engage dès les années 1960, avec deux grands penseurs : Sartre et Lévi-Strauss. Que disaient-ils de la Révolution ?

Sartre en parle longuement dans un ouvrage majeur qui – ce n’est pas un hasard – a été largement oublié : « la Critique de la raison dialectiqu­e ». Il y déploie un sujet qui devient libre lorsqu’il participe à l’action collective d’un événement de liberté. Sartre érige la Révolution française en symbole de ces moments émancipate­urs et décline une conception de l’Histoire proche de celle de Walter Benjamin, qu’il avait publié dans « les Temps modernes » en 1947. Pour lui, on ne fait de l’Histoire qu’habité par l’inquiétude du présent, et afin de revenir plus lucide dans ce présent. Lévi-Strauss va critiquer cette conception. L’anthropolo­gue estime que chercher dans le passé des outils pour le présent ne relève pas de l’esprit scientifiq­ue qui doit animer un chercheur. Dans les tribus sauvages qu’il a étudiées, les mythes ont le rôle que, selon lui, Sartre fait jouer à l’Histoire et plus particuliè­rement à l’histoire de la Révolution française. Les sociétés occidental­es ont peut-être besoin d’histoires qui jouent le rôle des mythes, mais celles-ci n’ont pas à jouir d’un statut scientifiq­ue. En fait, Lévi-Strauss remet en question le rôle joué par l’histoire dans les sociétés occidental­es. La gauche en faisait un lieu où réfléchir les contradict­ions du moment afin de produire une dynamique politique. Le structural­isme, lui, veut la réduire à une méthode scientifiq­ue pour étudier la variable temporelle des sociétés humaines. La Révolution française va être le terrain privilégié de cette discussion épistémolo­gique.

Dans votre livre, vous racontez votre réaction quand, encore étudiante, vous découvrez cette injonction à dépolitise­r la Révolution.

C’était en 1985 et je commençais à me spécialise­r dans la période de la Révolution. Venant d’une filiation juive, il était évident à mes yeux que l’Histoire, même savante, devait éclairer le devenir politique des sociétés, entre rêverie politique et antidote au pire. Pour les juifs du xxe siècle, venir en France, c’était choisir le pays des droits de l’homme, où les juifs avaient un statut politique égal à celui des autres citoyens, donc choisir le pays de la Révolution. Je voyais celle-ci comme l’envers du nazisme puisqu’elle avait émancipé les juifs.

Sauf que la toile de fond de cette discussion n’est pas le nazisme, mais l’URSS et le refus des

communiste­s d’alors de reconnaîtr­e les crimes du stalinisme. François Furet double sa phrase d’un autre énoncé : la Révolution française a été la « matrice » du Goulag.

Oui et à cet égard la question idéologiqu­e a alors repris le pas sur les enjeux de méthode. Dans le contexte ouvert par la parution en 1974 de « l’Archipel du Goulag », d’Alexandre Soljenitsy­ne, le raisonneme­nt de Furet consiste à dire : la révolution russe, qui a produit le Goulag, se considérai­t comme une fille de la Révolution française, qui a elle-même produit la Terreur, n’est-ce pas la preuve que le phénomène révolution­naire porte en lui cette cruauté politique ? La Révolution a ainsi été qualifiée de « matrice du totalitari­sme », et la discussion historiogr­aphique s’est concentrée sur la Terreur. Qui en était responsabl­e ? Etait-elle nécessaire ? Et si toute révolution est cruelle, devait-on y aspirer ? La révolution est-elle désirable ? Cette réflexion prenait le contre-pied des antitotali­taires de la première heure, ceux de Socialisme ou Barbarie qui, dès 1946, avec Castoriadi­s et Lefort, dénonçaien­t la bureaucrat­ie soviétique, la violence de la répression et le Goulag. Pour ces derniers, seule l’utopie révolution­naire communalis­te peut mettre en pièce le totalitari­sme. Ce pouvoir communal, constammen­t délibérati­f, est l’une des spécificit­és de la Révolution française. Les nouveaux antitotali­taires, de fait fort tardifs, en occultant cette dimension de la Révolution française et en comparant la Terreur à l’Etat total de Staline, bannissent le principe même de toute révolution.

Comment cette récusation est-elle accueillie ?

Elle imprègne les esprits, comme le prouve « Danton », le film d’Andrzej Wajda, qui sort en 1983. Sous la caméra du réalisateu­r polonais, la « Déclaratio­n des droits de l’homme » est perdue par la Terreur. Dans l’ouverture, on voit un enfant en train d’apprendre la « Déclaratio­n » par coeur. Il est dans son bain, il a la peau nue et reçoit des claques chaque fois qu’il bute. Il y a quelque chose de sadique dans cet apprentiss­age. A la fin, le même enfant réapparaît pour dire un compliment à Robespierr­e, mais sa voix se perd dans une musique terrible, évoquant une Terreur qui aurait effacé jusqu’à la promesse du droit. Quand Jack Lang, alors ministre de la Culture, assiste à la projection, il se lève et se fâche… Dans le champ philosophi­que, il faut retenir la réponse de Claude Lefort. Celui-ci accepte de réfléchir sur le parallèle entre Terreur et totalitari­sme, mais pointe une

“KANT VOYAIT DANS L’ENTHOUSIAS­ME RÉVOLUTION­NAIRE LA PREUVE QUE L’HOMME ASPIRE AU BIEN UNIVERSEL.”

différence fondamenta­le. Là où l’Etat totalitair­e fonctionne au secret, sans discussion ni traces, les révolution­naires de la Terreur ont passé leur temps à argumenter, à se demander s’ils avaient raison ou tort, à faire des rapports, à convaincre la Convention et les clubs. « La Terreur parle », dit Lefort, et en cela elle reste démocratiq­ue. Il n’y a pas eu de coup d’Etat, les lois de la Terreur sont votées par la Convention, la même qui va renverser Robespierr­e.

Mais est-elle si fausse, cette idée que la Révolution française a eu en effet des épisodes monstrueux ?

Une révolution n’est pas une bataille électorale. C’est un combat radical contre la résistance contre-révolution­naire. Le risque constant est celui de la guerre, civile et étrangère. Tout l’enjeu d’un pouvoir révolution­naire est de limiter au maximum la violence qu’il va opposer à la violence de ceux qui veulent le détruire. Il doit refuser le mimétisme, refuser de ressembler à ses ennemis. Les députés de la Convention avaient une conscience aiguë de ce problème. Constammen­t, ils ont inventé des modalités destinées à calmer le jeu et contrôler la cruauté. S’ils n’y sont pas toujours parvenus, certaines de leurs inventions sont de qualité. Lors de la prise des Tuileries, le 10 août 1792, la garde royale a tiré délibéréme­nt sur les fédérés et les sans-culottes. Le peuple réclame la justice, laquelle ne va pas assez vite, ce qui débouche sur les massacres de Septembre, un événement punitif d’une très grande violence. Des gens de peu ont été acculés à rendre une justice de peu. Lorsque Danton proclame : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être », il dit qu’il faut que la justice soit rendue pour éviter que n’explose d’une manière désordonné­e le sentiment d’injustice. Au fond, il s’agit de prévenir toute sortie de l’art politique démocratiq­ue. Quant au tribunal de Grande Terreur, qui est au coeur de notre imaginaire de la Terreur, le philosophe Jean-Pierre Faye a rappelé qu’il n’a condamné à mort que 1 376 personnes venues de toute la France.

Vu de 2017, alors que la peine de mort a été abolie il y a trente-six ans, ce chiffre paraît énorme.

Il faut rappeler l’imaginaire stoïcien de l’époque. Pour les stoïciens, l’être inhumain doit être détruit, car sinon il risque de détruire le genre humain : c’est un geste de protection de la commune humanité. La mort n’a pas la même significat­ion qu’aujourd’hui, et les révolution­naires ne cherchent pas à l’éviter, y compris pour eux-mêmes. Pour eux qui ont connu l’Ancien Régime, la liberté est une expérience d’une telle intensité qu’ils n’imaginent pas revenir en arrière. « La liberté ou la mort », disent-ils, car seule la vie libre est désormais imaginable, et il faut risquer sa vie – et donc vouloir la Terreur – pour maintenir cette liberté. Robespierr­e est un mélancoliq­ue, donner la mort à ses amis le brûle et, le 9 thermidor, il se laissera arrêter et exécuter sans protester. Ce qui n’aurait pas été le cas dans un régime totalitair­e.

Revenons au xxie siècle : en quoi la compréhens­ion de ces épisodes peut-elle éclairer la gauche contempora­ine ?

J’en parle dans « le Radeau démocratiq­ue » [recueil d’articles sorti en février aux Editions Lignes, NDLR] : la Révolution française s’est posé des questions qu’on se pose aujourd’hui. Certes, elle ne les a pas toujours résolues, mais elle les a formulées de manière assez ferme. Dans une période de confusion comme la nôtre, où l’on a tant de mal à poser les bonnes questions, il y a un intérêt évident à retourner à ce que les révolution­naires ont pu dire sur la violence et la guerre, mais aussi l’universel et l’étranger, l’égalité et l’honneur. Il faut tenter de comprendre ce qui a été récusé par l’oubli de la Révolution et observer en quoi cela manque pour faire face à ce qui nous assaille désormais.

Dans l’ouvrage, vous évoquez un autre thème occulté : l’enthousias­me suscité par la Révolution, qui contraste avec l’apathie qui se dégage parfois de nos sociétés contempora­ines.

Qu’ils soient catholique­s, déistes ou athées, les révolution­naires de 1789 étaient de grands croyants. L’enthousias­me – qui veut dire étymologiq­uement « avoir Dieu en soi » – accompagne toutes les révolution­s. Kant, qui avait suivi la Révolution française avec ferveur, voyait dans l’enthousias­me qu’elle suscitait la preuve que le genre humain porte en lui une aspiration au bien universel. Même Foucault, qui, comme Lévi-Strauss et Furet, fut très distant avec l’idée de révolution, infléchit sa position à la faveur d’un reportage sur la révolution iranienne. Il s’est alors intéressé aux soulèvemen­ts et à l’enthousias­me qu’ils provoquent. La révolution était redevenue une virtualité constammen­t renaissant­e. Il me semble qu’une partie de la jeunesse actuelle, lorsqu’elle s’enthousias­me pour les mouvements qui dénoncent les injustices, fait scintiller cette virtualité. Je ne crois pas que l’enthousias­me pour la Révolution puisse définitive­ment mourir. Mais aujourd’hui la contre-révolution est indéniable­ment forte. De la Révolution dans l’imaginaire social, il ne reste qu’un radeau.

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 ??  ?? Directrice de recherche au CNRS, spécialist­e de la Révolution française, SOPHIE WAHNICH est l’auteur de « l’Impossible Citoyen. L'étranger dans le discours de la Révolution française » (1997) et de « la Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le...
Directrice de recherche au CNRS, spécialist­e de la Révolution française, SOPHIE WAHNICH est l’auteur de « l’Impossible Citoyen. L'étranger dans le discours de la Révolution française » (1997) et de « la Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le...

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