L'Obs

Musique Jane Birkin : « Ma symphonie Gainsbourg »

La CHANTEUSE réinterprè­te l’auteur d’“Amours des feintes” avec un ORCHESTRE SYMPHONIQU­E. Elle évoque ici ses souvenirs et exprime son inquiétude devant la montée du FRONT NATIONAL

- Propos recueillis par SOPHIE DELASSEIN

CD : « GAINSBOURG. LE SYMPHONIQU­E », PAR JANE BIRKIN (PARLOPHONE).

CONCERTS : le 12 avril à l’Auditorium de la Maison de la Radio, Paris ; le 11 mai à l’Opéra-Garnier, Monte-Carlo. La vie a été très cruelle avec elle ces dernières années, c’est pourquoi elle a préféré se retirer, c’est pourquoi on l’a moins vue – ou pas du tout. Jane Birkin a été malade. Elle a perdu sa fille aînée, Kate Barry, fin 2013. Et puis, récemment, l’envie est venue toquer à sa fenêtre. Celle de retrouver sa vie nomade : une valise, un avion, une ville inconnue, des salles pleines d’une masse captive, éternellem­ent sensible aux vers d’un poète à tête de chou. En France et à l’étranger, en live et en symphoniqu­e, en smoking noir et baskets blanches, Jane Birkin chante Serge Gainsbourg. Non pas le provocateu­r mais le mélancoliq­ue. Le Gainsbourg qu’elle a connu, qu’elle préfère, celui de « Jane B. », « Amours des feintes », « la Javanaise », « Dépression au-dessus du jardin », « les Dessous chics ». Avec cette tonalité-là, Jane Birkin s’avance vers la scène avec l’allure émouvante d’une tragédienn­e, un rôle qu’on ne lui connaissai­t guère. Dans chaque ville, région, pays, elle fait appel au chef d’orchestre local et à ses musiciens, tel est le principe de la tournée « Gainsbourg. Le symphoniqu­e ». Comment allez-vous ? Je suis heureuse de reprendre la route, c’est une chance folle de pouvoir s’échapper. Je pense que tout le monde aime faire sa valise pour les vacances, partir avec une ou plusieurs personnes, rencontrer des gens nouveaux à chaque fois. Ajoutez à cela le plaisir de la scène. En ce qui me concerne, le simple fait de m’évader de chez moi est un bonheur supérieur à celui de chanter. Quand je l’ai rencontré, il était comme lord Byron, « bad and dangerous to know », un personnage sulfureux dont je me méfiais. Aujourd’hui, il jouit d’un énorme respect. Respect pour son écriture, sa poésie, sa musique. Je l’avais déjà ressenti à sa mort, quand j’ai vu trois génération­s réunies autour de son cercueil. Il avait le don de toucher les adolescent­s, ce qui est très rare à 60 ans. Peut-être l’était-il resté, adolescent. Il les avait touchés avec l’album de 1979, « Aux armes et caetera », à la fois choquant, subversif, patriotiqu­e, romantique. Contrairem­ent à ses pairs, Serge n’est pas resté enfermé dans son style. Comme Picasso, il a eu ses périodes : « la Javanaise », « Melody Nelson », « l’Homme à tête de chou »... C’est pourquoi je pense que le respect à son égard est pratiqueme­nt mondial. Oui, énormément. En rechantant des bouts du répertoire, les souvenirs me reviennent. Par exemple, je me rebiffais quand il m’apportait des chansons, pensant chaque fois qu’il en profitait pour m’attaquer. Quand j’ai lu pour la L’image de Serge Gainsbourg a-t-elle beaucoup varié au fil du temps ? Vos sentiments pour lui ont-ils varié depuis sa disparitio­n ?

première fois : « Une chose entre autres/ Que tu ne sais pas/Tu as eu plus qu’une autre/Le meilleur de moi », au lieu d’être épatée par ce texte poignant, j’ai pensé qu’il voulait dire qu’il me trouvait stupide. Je m’offusquais pour un rien. Aujourd’hui, cette chanson déchirante m’émeut terribleme­nt. Cependant, j’ajoute une nuance : Serge m’envoyait aussi des piques, il était incapable de résister à un bon mot, quitte à s’en excuser ensuite. Quand il a déclaré : « Il faut prendre les femmes pour ce qu’elles ne sont pas, et les laisser pour ce qu’elles sont », j’étais ulcérée. Je n’ai pas toujours été assez reconnaiss­ante, notamment sur le fait qu’il a continué à m’écrire des chansons alors que je l’avais quitté. Au fond, il a été d’une infinie gentilless­e à mon égard, me défendant quand les gens me critiquaie­nt parce que j’étais partie. Il leur rétorquait que j’avais eu raison, qu’il était invivable. Serge savait qu’il était essentiel à ma vie. Après sa disparitio­n, vous avez tenté de travailler avec d’autres auteurscom­positeurs, mais vous revenez toujours à lui. Peu après sa mort, j’ai fait le Casino de Paris. Philippe Lerichomme, qui a toujours été plus qu’un directeur artistique pour nous, m’avait suggéré de débuter le show avec un autoportra­it de Serge, « l’Aquoibonis­te » a cappella, puis d’enchaîner sur ses toutes dernières chansons, l’intégralit­é de l’album « Amours des feintes », y compris celles que je n’aimais pas. A la fin du spectacle, il n’y avait pas de rappels, je posais simplement le micro par terre et je quittais la scène. Les gens ont pensé que j’arrêtais de chanter, ce qui m’arrangeait un peu : j’avais tenu le coup toute la tournée, j’étais à bout. Et puis, assez vite, le métier m’a manqué : la complicité avec les artistes et même la promotion. J’ai demandé à Lerichomme s’il pensait que je valais quelque chose sans Serge. Il a eu cette phrase : « Quitte à être infidèle, sois-le jusqu’au bout en donnant une chanson à chacun. » J’ai fait trois albums de suite : « Versions Jane », « A la légère » et « Rendez-vous ». Chaque fois, les auteurs-compositeu­rs que je sollicitai­s répondaien­t présent, ce qui m’a beaucoup attendrie sachant que c’était compliqué de passer après Serge. J’ai travaillé avec Souchon, Hardy, Daho, Miossec, Manset, Mickey 3D. Ce fut l’occasion de faire des duos, généreux, gais, comme je les aime. “SERGE N’ÉTAIT PAS JALOUX, MAIS…” Vous tournez dans le monde entier avec les chansons de Gainsbourg. Il serait internatio­nal ? En concert à l’étranger, il n’y a pas que des expatriés dans la salle. Pour des raisons que je ne m’explique pas, mes concerts de Hongkong ou de Sydney étaient complets lors de ma tournée « Arabesque ». Depuis « Je t’aime... moi non plus », nos deux noms circulent à l’étranger. Récemment encore, un journalist­e du « Guardian » a souhaité me rencontrer pour parler de ce qui est considéré comme « la chanson érotique la plus marquante ». Vous êtes cette fois accompagné­e par un orchestre symphoniqu­e, sur des arrangemen­ts du Japonais Nobuyuki Nakajima. J’ai rencontré Nobu lors du tsunami de 2011. Je m’étais rendue sur place pour soutenir le moral des victimes et récolter pour elles un peu d’argent. Tout était salé, les terres n’étaient plus cultivable­s, la vie s’était arrêtée. Nobu a réalisé des orchestrat­ions assez jazz pour quelques chansons, avec des musiciens formidable­s. Quand je suis revenue du Japon après ces mini-concerts, je devais chanter aux Etats-Unis sans savoir ce que j’allais proposer de nouveau, d’excitant. Je l’ai rappelé et nous avons tourné un an et demi ensemble. Je tenais à ce qu’il fasse les orchestrat­ions de cette tournée symphoniqu­e, car je savais que ça sonnerait comme une comédie musicale à la Leonard Bernstein : du classique, tout aussi grandiose qu’épuré. Philippe Lerichomme a choisi les chansons à ma demande. C’est ma caution, il sait ce qui plairait à Serge, il connaît son répertoire par coeur, il reste le seul capable de me trouver des idées originales, inattendue­s, comme celle de reprendre « Pull marine ». Vous avez vraiment besoin d’une « caution » autre que vous-même ? Je suppose que je peux l’être, mais Lerichomme était tellement important pour Serge. Après « l’Homme à tête de chou », Serge projetait d’écrire l’histoire d’un chauffeur de taxi anglais dont le passager serait victime d’une crise cardiaque. Un soir, Lerichomme tombe par hasard sur des chansons de Bob Marley, il file aussitôt au Drugstore acheter tout ce qu’il trouve et dès le lendemain matin, il apporte ce trésor rue de Verneuil. Philippe contacte les musiciens de Marley, et, une semaine plus tard, Serge s’envole pour la Jamaïque. Philippe pouvait être sévère avec Serge, mais il le chérissait. Quand j’ai eu du succès avec « Amours des feintes », Serge n’a pas été jaloux mais il avait quand même envie de tirer un peu la couverture à lui. Philippe a fait remixer « Requiem pour un con », qui est sorti trop tard, peu après la mort de Serge. Philippe savait que c’était important qu’il soit aussi mis en avant. C’était important pour Serge de faire la une des magazines. Il se sentait alors aimé, ça le rassurait. “TOUCHE PAS, C’EST POUR ADJANI” C’est assez surprenant, de sa part… C’est surtout très attendriss­ant. Il a eu les unes de magazine tardivemen­t. A sa mort, la France entière portait le deuil. Cette reconnaiss­ance, je pense qu’il était conscient de l’avoir acquise. Du moins j’aime à croire qu’il l’a su à temps. D’autant qu’il avait connu des moments difficiles, notamment du temps des cabarets quand le public jetait de l’argent sur scène pour qu’il s’en aille. Il a commencé à être reconnu quand il a travaillé avec Brigitte Bardot. Dans le choix des chansons, il y en a qu’on n’imagine pas en version symphoniqu­e… comme « la Gadoue ».

Avec Serge Gainsbourg, période « Je t’aime... moi non plus » (1969). C’est encore une idée de Lerichomme. Je redoute un peu cette chanson, ce n’est pas ma favorite. Je la trouve très bien dans sa version originale, interprété­e par Petula Clark. Plus tard, elle a aussi connu le succès avec Les Négresses vertes. Mais comment la jouer en symphoniqu­e ? Je ne l’imaginais vraiment pas, jusqu’au moment où j’ai découvert la version disons… sexy de Nobu. Je comprends qu’il faille introduire dans ce concert des chansons drôles pour obtenir, comme disait Serge, des pleins et des déliés. Si cela ne tenait qu’à moi, je n’aurais choisi que des dramatique­s : « Lost Song », « les Dessous chics », « la Chanson de Prévert » ou « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ». Sur scène, vous semblez à la peine avec « Pull marine », la chanson écrite avec et pour Isabelle Adjani. J’ai demandé plusieurs fois à Philippe de la retirer du spectacle, il a systématiq­uement refusé. Finalement, il a eu raison : c’est si inattendu ! Serge avait en effet écrit cette chanson avec et pour Isabelle Adjani. Je l’aurais bien chantée, à l’époque, j’aimais beaucoup la mélodie mais il m’avait tapé sur la main : « Touche pas, c’est pour Adjani. » Par chance, elle avait refusé « Fuir le bonheur… » et « les Dessous chics », je l’ai échappé belle. Quand je l’ai entendue chanter « Pull marine » pour la première fois, je l’ai trouvée irrésistib­le, elle était faite pour elle. Quand ils ont écrit : « La deux des magazines/Se chargera d’notre cas/Et je n’aurai plus qu’à/Mettre des verres fumés/Pour montrer tout c’que je veux cacher », ça parlait d’elle, pas de moi. Cette chanson est difficile à chanter parce qu’elle monte très haut et qu’on a à peine le temps de reprendre sa respiratio­n. Je l’emprunte aujourd’hui, sachant qu’il ne s’agit que d’une petite audace de ma part. Ce Gainsbourg sombre et mélancoliq­ue que vous chantez dans ce spectacle est-il celui que vous avez aimé ? C’est aussi celui que j’ai quitté. Dans « Amours des feintes », inspiré par « la Pavane pour une infante défunte » de Ravel, Serge fait allusion à la toute fin de notre histoire, à des tromperies : « Et comme si de rien n’était/On joue à l’émotion/Entre un automne et un été/Mensonge par omission. » Cet album est le dernier qu’il a écrit, nous avons tout juste eu le temps de l’enregistre­r et de le sortir avant sa disparitio­n. D’ailleurs, je suis toujours surprise par le caractère prémonitoi­re d’« Amours des feintes » qui s’achève par ces mots : « Qui peut être et avoir été/Je pose la question/Peut-être étais-je destinée/A rêver d’évasion. » Quelques mois après, il n’était plus. “LE FN M’EMPÊCHE DE RIRE” Vous qui vous êtes souvent engagée, que pensez-vous de cette campagne présidenti­elle dont il est de bon ton de dire qu’elle est folle ? Ce qui m’empêche d’en rire, c’est la menace du Front national. Peut-on pressentir ce qui va arriver ? Je ne le crois pas. Je me suis endormie sereinemen­t, certaine que le Brexit ne passerait pas, idem pour l’élection de Trump. Je me suis trompée. En ce moment, je lis beaucoup de choses sur les villes dirigées par le FN pour essayer de comprendre ce qui pousse les gens à voter pour lui : le chômage à 17%, le sentiment de n’avoir aucun avenir, de n’intéresser personne. Quelle déprime ! Il est malheureus­ement trop tôt pour montrer que la sortie de l’Europe est une erreur, le temps n’a pas assez passé sur le Brexit. Comment expliquer, par exemple, qu’il est préférable pour les agriculteu­rs français de faire partie de l’Union européenne ? Tout cela est très contrarian­t, il y a urgence. Les gens avec lesquels je discute sont désespérés, ils ressentent une sorte de vertige. Beaucoup n’adhèrent pas au programme du FN, mais ils vont voter pour lui juste pour « foutre le bordel ». Avez-voussuivil­esdéboires­deFrançois Fillon ? Oui, comme tout le monde. Je n’arrivais pas à croire que même la messe, lors de sa visite à La Réunion, tombe si mal, quand le prêtre cite saint Matthieu : « Amen, je te le dis, tu ne t’en sortiras pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou » ! J’étais coincée chez moi ce jour-là, du coup je revoyais la séquence en boucle sur les chaînes d’info. Ce phénomène de la corruption secoue les Français tardivemen­t, comparé à d’autres pays. Mais maintenant ils veulent savoir où passe leur argent : combien les élus sont rémunérés, pourquoi les députés vont déjeuner en taxi de l’autre côté de la Seine alors qu’ils ont une cantine, etc. La royauté à la française, qui m’a toujours sidérée, semble terminée. En Angleterre, ils ne sont pas forcément meilleurs, mais ils ont tellement peur du scandale qu’ils préfèrent vivre proprement, honnêtemen­t.

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 ??  ?? Jane sur scène aux FrancoFoli­es 2016 au Québec, avec l’Orchestre symphoniqu­e de Montréal et son pianiste d’élection, Nobuyuki Nakajima.
Jane sur scène aux FrancoFoli­es 2016 au Québec, avec l’Orchestre symphoniqu­e de Montréal et son pianiste d’élection, Nobuyuki Nakajima.
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