L'Obs

Sloterdijk juge la France de Macron

Entretien avec le philosophe allemand

- Propos recueillis par MARIE LEMONNIER, envoyée spéciale à Karlsruhe

Vous avez à plusieurs reprises affirmé que la France avait une propension toute particuliè­re aux grandes démonstrat­ions de folie lors de ses élections. Cette année de campagne, qui s’est conclue avec la victoire d’un jeune homme presque inconnu des Français il y a deux ans et la déroute des partis traditionn­els, vient de vous donner raison au-delà de tout pronostic. Après à peine un mois d’exercice, le nouveau gouverneme­nt a connu sa première crise avec la démission de quatre de ses principaux membres pour cause d’affaires judiciaire­s. Quel regard portez-vous sur ces événements inédits ?

Il me semble qu’il y a un côté très puritain dans ce qui se passe en France. Cela me rappelle le livre du philosophe américain Michael Walzer, « la Révolution des saints », dans lequel il aborde la question

du puritanism­e au pouvoir. A cet égard, Emmanuel Macron commet sa première erreur majeure en débutant son mandat par une déclaratio­n de volonté de moraliser la vie politique. Il commet la même erreur que le jeune Frédéric II de Prusse lorsqu’un peu avant son accession au trône, celui-ci avait écrit son « Anti-Machiavel » pour réfuter « le Prince ». Parvenu à l’âge mûr, Frédéric II finira par avouer à l’un de ses interlocut­eurs qu’il s’était égaré dans son projet de moralisati­on de la politique. Je crois que le jeune homme qu’incarne Monsieur Macron fera la même expérience tôt ou tard.

Seulement les citoyens sont scandalisé­s par le sentiment d’impunité que donnent nos dirigeants ; ça a été frappant durant cette campagne avec l’affaire Fillon, et cela contribue à une forme de renoncemen­t démocratiq­ue. Ne fallait-il pas en tenir compte ?

Il y a deux aspects. La politique, en tant que telle, est un champ d’action qui existe sous une loi particuliè­re. C’est la grande découverte de Machiavel. La morale générale, surtout l’humanitari­sme abstrait, ne peut pas tout le temps s’appliquer dans la réalité, car les choses ont tendance à s’émanciper de la loi morale. Les Dix Commandeme­nts ne sont pas assez détaillés pour exiger un comporteme­nt précis dans les conditions de la réalité contempora­ine. Cette découverte constitue la modernité.

Reste la question de la corruption et du système français. Une corruption systémique et quasiment ossifiée. Il se pourrait alors, paradoxale­ment, que cette purge originelle apporte de la crédibilit­é à toute l’entreprise d’Emmanuel Macron. S’il ne l’avait pas faite, il aurait risqué de décevoir le gigantesqu­e mouvement d’investisse­ment de confiance placé en lui.

L’abstention massive lors de ces élections – plus de 51% aux législativ­es – vient toutefois relativise­r l’importance de cet élan.

Cet abstention­nisme est l’héritage de la morosité qui précédait l’époque Macron. Les électeurs gardent toujours en eux les réflexes de leurs comporteme­nts antérieurs, ils éprouvent une certaine confusion à être condamnés à l’optimisme d’un jour à l’autre. Ils avaient confortabl­ement vécu dans une sorte de pessimisme de luxe, qui était le privilège de la nation française. Car ce déclinisme domine depuis plus d’une génération. Ça a commencé sous Mitterrand, quand ce dernier se trouvait coincé entre une présidence soi-disant de gauche et une majorité parlementa­ire de droite et du centre. A ce moment-là, comme Dieu, Mitterrand règne, mais ne gouverne pas. Les Français ont pris l’habitude de cette absence de gouverneme­nt depuis trente-cinq ans. Ça a été une expérience véritablem­ent formatrice que de vivre pendant trois décennies dans une sorte de blocage politique. Ce n’est pas innocent, ça crée une atmosphère vénéneuse, et c’est précisémen­t ce que j’appelle le « pessimisme de luxe », privilège de la douce France… Il y a cette douce amertume de ne plus pouvoir croire en la vie politique : la politique, c’est le domaine où tout le monde bloque tout le monde, où la corruption devient le pain quotidien, et tout autour de l’Assemblée nationale il y a cette aura caractéris­ée par une certaine odeur au goût des amateurs de gibiers. Le haut gouffre de la France politique,

c’était ce charme discret de la corruption quotidienn­e.

Mais ce « charme » ne trouve plus grâce aux yeux des électeurs. L’exfiltrati­on de certains membres du gouverneme­nt vers l’Assemblée nationale a suscité des suspicions légitimes.

Oui, bien sûr, mais il est nécessaire de comprendre ce qu’est la politique comme profession. Max Weber, dans son fameux article « Politik als Beruf » (« la Politique comme métier », 1919), prône une sorte d’éthique du stoïcisme politique. Le politicien, c’est la patience, la coopératio­n avec la longue durée, avec l’évolution lente, et surtout c’est le forage de planches très dures qu’il semble presque impossible de percer. Le miracle Macron, c’est qu’il a fait un trou énorme, mais à l’endroit le plus pourri de la planche. C’était une intuition très forte.

Vous parliez d’un certain puritanism­e français, mais en Allemagne, les politiques sont débarqués aussitôt qu’il est question d’affaires de corruption.

Oui, on les chasse très vite, et ils se retirent très vite. Sauf qu’il n’y a pas comme en Amérique ces vrais puritains qui ont une culture de l’excuse publique : on se flagelle devant le grand public, et puis c’est fini… C’est une sorte d’auto-amnistie, l’excuse suffit. En Allemagne, cela ne marche pas, il faut se retirer. Ce qui est regrettabl­e, parce qu’en politique l’expérience compte, et la profession­nalisation est indispensa­ble. De ce point de vue, ce qui est curieux avec la nouvelle Assemblée nationale française, c’est qu’elle sera à sa façon une sorte de stage pour la plupart de ses membres. Ce en quoi elle ressembler­a à la première Assemblée nationale après la Révolution, lorsque le tiers état s’est déclaré Assemblée. Les députés du tiers état rassemblés, sous l’influence de Sieyès, ont eu cette idée grandiose d’affirmer que le Tiers, en soi, était déjà une nation complète. Et c’est comme ça que la Révolution française a commencé. Ils étaient tous des amateurs, sans la moindre expérience politique : il y avait des écrivains et une majorité d’avocats. Ce qui correspond aussi au premier Parlement des Allemands après la Seconde Guerre mondiale : c’était un peuple d’avocats et d’enseignant­s, et ça a donné la nouvelle République allemande.

Aujourd’hui, en France, la gamme des députés est plus vaste, parce qu’il y a des spécialist­es de toutes sortes. Des experts en tout, sauf en politique ! Ce sera une expérience inouïe : un Parlement composé de débutants, un gouverneme­nt d’inconnus, et la pure « charismato­cratie » de Macron.

Emmanuel Macron s’est revendiqué de Jupiter, vous l’avez – assez drôlement – qualifié de Jeanne d’Arc…

A ne pas brûler, disons ! Mais j’ai fait cette analogie historique parce que, comme Jeanne d’Arc, Macron se présente devant sa nation pour la mener quelque part et, comme elle, il a une écoute plus ou moins pieuse de la voix intérieure qui lui dicte son prochain pas. Néanmoins, il sera grillé à l’automne, c’est certain, parce que la rue parisienne va se mobiliser. Je suis absolument sûr que cette passivité qui s’est exprimée dans cette abstention record va changer de caractère après la rentrée, puisque les premières réformes que Macron souhaite entreprend­re vont porter atteinte aux lois du travail. Dans une République où les syndicats sont toujours très puissants et où le service public est identifié à la gauche, des mobilisati­ons massives sont tout à fait prévisible­s. Mais, d’un autre côté, comme le jeune homme est très lucide et a une attitude compréhens­ive, il se pourrait que cela ne mène à rien, que ce soit une manifestat­ion pour la nostalgie, un feu de paille. Ça serait alors une nouvelle preuve de la perspicaci­té de ce mot d’esprit de Peyrefitte qui disait un jour, sur le caractère de la vie publique française, qu’elle incarne un « convulsion­nisme immobilist­e ». Il y a en effet un expression­nisme viscéral dans l’ADN politique des Français. Ils vivent en plein expression­nisme. C’est d’ailleurs pour cela que le premier tour de la présidenti­elle a été inventé : c’est le carnaval, tout le monde peut porter n’importe quel costume, et quinze jours après c’est le retour au vote utile, ou à « l’âge de raison » comme aurait dit Sartre.

Vous avez aussi déclaré qu’avec le choix d’Emmanuel Macron, la France était entrée dans l’âge adulte. Pourquoi ?

Le déclinisme français, c’est une attitude juvénile, rimbaldien­ne pour ainsi dire : on fait de la poésie et après on choisit le chemin de l’autodestru­ction… Or il s’est passé quelque chose de complèteme­nt inattendu avec le phénomène Macron : il y a un an et demi, personne n’aurait pu prédire l’apparition quasi météorique de ce jeune homme, mais surtout la conversion psychologi­que de son pays. Car aujourd’hui la moitié des Français se disent « pourquoi pas ? ». C’est ça le véritable miracle. Et d’un jour à l’autre, on ne reconnaît plus ce pays morose, qui se complaisai­t dans son déclinisme et son pessimisme de luxe.

La France va pouvoir sortir de cette adolescenc­e prolongée et de la bouderie éternelle qu’elle s’est offertes depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui, la France semble avoir une chance unique de remplir cette position olympienne du président, conçue sur mesure pour Charles de Gaulle et qu’aucun successeur ne pouvait égaler en stature, si ce n’est Mitterrand peut-être, par quelqu’un qui possède une véritable vision de réforme et un sens des symboles. Cette longue marche au Louvre, le soir de sa victoire, la solitude mise en scène de celui qui a été désigné pour porter le poids du monde sur ses épaules fragiles, c’était génial. Pourtant, cela ne lui a pas procuré plus de sympathie ; une bonne partie de la France se méfie.

N’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter lorsque autant de pouvoirs sont concentrés dans les mains d’un seul homme, avec une majorité parlementa­ire acquise et une opposition affaiblie ?

La méfiance politique nous enseigne une attitude réservée par rapport au pouvoir, bien sûr. Et on

n’est pas préparé au retour du bon monarque. Le bon roi René vivait au xve siècle. Après lui, aucun prince n’a jamais plus porté ce nom de « bon ».

Vous voulez dire que vous imaginez le président Macron en « bon roi Emmanuel » !

Oui, du moins c’est la promesse. Mais une promesse qu’il s’est faite à lui-même, c’est sa bonne volonté. Et c’est aussi un phénomène relativeme­nt nouveau, parce qu’il n’a pas demandé le pouvoir pour le pouvoir mais pour réaliser une vision.

Une vision toute libérale, effectivem­ent. Dans « Ma France », il y a deux ans, vous écriviez : « Vu d’aujourd’hui, un relèvement de la France est tout aussi invraisemb­lable que l’était la Libération dans la perspectiv­e de 1940. » A vos yeux, le relèvement est-il en train de s’amorcer ?

On ne sait pas. Mais dans les jours passés, il m’est revenu un passage de mes conversati­ons avec Alain Finkielkra­ut, il y a de cela plus d’une dizaine d’années, avant que nous nous soyons définitive­ment éloignés. Il avait lu un auteur d’Europe de l’Est qui disait : « Tout le pari démocratiq­ue, c’est la passion et l’engagement pour quelque chose d’imparfait. » Et c’est bien cela le paradoxe de l’âge adulte : donner toutes ses forces pour quelque chose d’imparfait, comme si c’était le meilleur que la vie a à vous offrir. Dans les années à venir, c’est le travail que devront faire les Français. Reste à savoir si Macron sera capable de les emmener sur ce chemin ou s’ils le condamnero­nt à la solitude du pouvoir.

Quel avenir voyez-vous à la gauche française ?

A en croire le vote français, la période où la gauche servait à quelque chose est révolue. Pourquoi ? Parce que l’Etat en tant que tel est déjà plus socialiste qu’un parti socialiste ne pourrait jamais le devenir. L’étatisme français contient tant d’éléments structurel­s du socialisme réel qu’on pourrait carrément dire que la France vit dans un « semi-socialisme réel ». Par ailleurs, l’oligocrati­e, qui désigne le fait qu’un petit nombre est au pouvoir – à ne pas confondre avec l’oligarchie, qui est un faux mot pour désigner la ploutocrat­ie, le pouvoir des riches –, s’exprimait à travers les partis, qui avaient complèteme­nt cannibalis­é l’Etat. Une partie suffisante des Français en a eu assez. A la place, ils auront ces stagiaires en formation.

Nous sommes donc passés de l’oligocrati­e des partis à la monarchie républicai­ne...

C’est ça. Mais il y a aussi un élément de dilettanti­sme dans le mouvement de Macron, une forme de populisme, mais un populisme de tendance centriste cette fois-ci. Ce populisme libéral est insolite en France, où dominait le schéma gauche-droite avec un milieu faible.

Cependant, l’invention de la politique moderne s’est produite en France au xviie siècle, où les premiers à s’être appelés des « politiques » étaient ceux qui n’adhéraient ni au parti protestant ni au parti catholique, mais avaient réussi à opérer une trouée dans cette faille entre deux passions. Selon la fameuse formule d’Albert Hirschman, la politique, c’est l’art de neutralise­r les passions et de les transforme­r en intérêts. Il est vraiment passionnan­t de voir qu’après trois cents ans s’entend de nouveau en France l’idée que la politique vient du milieu, de l’espace neutre. C’est complèteme­nt révolution­naire.

Le récent message de fermeté prononcé par le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb à l’égard des migrants, en apparente contradict­ion avec le « devoir d’humanité » proclamé par le président, a beaucoup choqué. Vous-même aviez provoqué une violente polémique sur cette question en déclarant au magazine « Cicero », en janvier 2016 : « L’autodestru­ction n’est pas un devoir moral. »

J’ai eu beaucoup d’ennuis après cette interview. J’avais dit cela parce qu’en Allemagne, de nombreux militants soutiennen­t au contraire qu’il y a un devoir d’autodestru­ction. C’est cela l’humanisme à l’état pur, le sacrifice de soi en faveur de l’autre. Il y a un slogan qu’on cite

depuis vingt-cinq ans chez nous : « Chers étrangers, ne nous laissez pas seuls avec les Allemands ! » C’est la dimension humoristiq­ue d’une question très grave. Parce qu’on ignore au fond s’il y a un devoir d’autodestru­ction ou non. Le nombre des réfugiés dans le monde est terrifiant, il n’y a pas de solution satisfaisa­nte, il faut toujours choisir entre plusieurs sortes d’insatisfac­tion. N’est-ce pas vous qui rappeliez dans vos écrits qu’Enée, le père mythique de l’Europe venu en Italie après la chute de Troie, était lui aussi un migrant… C’est vrai, c’était un Turc avant la lettre. Ce que je voulais souligner par là, c’est que les Européens devraient garder dans l’idée que l’Europe est pour les étrangers et pour eux-mêmes le terrain de la deuxième chance. Nous sommes les héritiers des autres, depuis le début. Cela donne une certaine ouverture au monde, mais cela n’implique pas une invitation automatiqu­e pour tout le monde. Votre nouvel essai, « Après Dieu », vient de sortir en Allemagne. Quelle en est la thèse centrale ? Il faut bien comprendre que « la mort » de Dieu, annoncée par Nietzsche, est une métaphore très puissante du fait que Dieu est en train de perdre son importance sur la vie des individus. Mais ce n’est qu’une métaphore, puisque seuls les organismes peuvent mourir et que Dieu n’est en aucun cas identifiab­le à un organisme. C’est plutôt une idée régulatric­e ; elle peut pâlir ou s’affaiblir, mais pas mourir. Néanmoins, même pâli (et même en France si fière de sa laïcité), Dieu est là, car il ne s’agit pas de vie ou de mort, mais d’importance ou de perte d’importance. Et l’importance, c’est un phénomène saisonnier, je dirais.

Ma thèse, c’est que la religion est libérée de nos jours parce qu’elle a perdu sa fonction première de forger des communauté­s. C’est très nouveau puisque jusqu’à Durkheim, on croyait que dans le concept de Dieu, c’était toujours la société qui s’adorait ellemême. Aujourd’hui, ça ne fonctionne plus de cette façon parce que la cohésion sociale est assurée par d’autres systèmes. La charité a été remplacée par des ersatz mille fois plus efficaces que la religion. Est-ce à déplorer ? Non, parce que la religion est libérée, elle n’a plus à servir à quelque chose. Au moment où elle cesse d’être le lien social, elle rejoint les arts et devient un genre de poésie. Car il y a deux sortes de poésies : les poésies qui admettent leur nature poétique, et celles qui n’ont pas encore admis cette nature. Cette distinctio­n est au centre de mes élaboratio­ns. Une religion sous le stress de sa fonction sociale ne peut pas admettre qu’elle est fictionnel­le. Tandis qu’une religion qui peut avouer sa nature poétique est libre. Vous fêtez aujourd’hui vos 70 ans et le titre de « prophète contempora­in » vous a depuis longtemps été attribué. Jean Baudrillar­d, que vous avez connu, aimait dire : « Je ne prophétise pas, je ne fais que prévenir. » Et vous ? Un prophète, c’est avant tout quelqu’un qui a peur d’avoir raison ; c’est aussi probableme­nt ce que voulait dire Baudrillar­d. Et je me réclame de jolies erreurs, bien heureuseme­nt. Pour ma part, j’aime l’idée d’un « catastroph­isme éclairé », développée par Jean-Pierre Dupuy, disciple de René Girard, dans un livre à recommande­r. La catastroph­e, elle est toujours en route, plus ou moins rapidement. Certaines petites catastroph­es en annoncent des plus grandes. Par exemple, la situation dramatique des océans, la régression de la faune naturelle, le niveau dramatique de la pollution, la baisse continue du degré d’oxygénatio­n… D’un jour à l’autre, il pourrait se produire quelque chose d’irréversib­le. Tout le monde le sait. C’est le paradoxe de notre époque : les catastroph­es sont toutes en marche, toutes sous haute surveillan­ce et bien décrites à l’avance. Et néanmoins, on les laisse venir. L’humanité tout entière est comparable aux habitants de la ville de Naples qui construise­nt leurs maisons sur les pentes du volcan et s’approchent de plus en plus du cratère.

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