UNE FÉMINISTE RÉPUBLICAINE
Simone Veil est partie. Une flamme s’est éteinte et la France est triste. Nous estimions « Madame Veil », et nous aimions cette figure singulière de la vie politique française et européenne, figure exigeante, courageuse et libre. Bien avant notre rencontre, en 1996, Simone Veil était déjà, à mes yeux, et pour la plupart des Français, une « grande dame », par son style sobre, toujours maîtrisé, sa passion contenue mais transparaissant dans son regard intense, sa force d’âme, sa sensibilité aux détresses humaines et la beauté de son visage grave, autant que par son action déterminée, tenace, au service des valeurs républicaines et de l’idéal européen.
Mais c’est peut-être la cause des femmes qu’elle aura servie le plus brillamment.
En 1974, comme ministre de la Santé, Simone Veil a mené et gagné sans faiblir la bataille pour la dépénalisation de l’avortement, c’està-dire pour la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse sans motif thérapeutique (IVG), en dépit des insultes qu’elle a dû essuyer à l’Assemblée, depuis les rangs de la droite exclusivement. La loi n’aurait d’ailleurs pas été votée sans les voix de la gauche.
Après la loi Neuwirth sur la contraception, votée en 1967, la loi Veil est apparue à tous comme un événement historique dans l’histoire de l’émancipation des femmes.
J’ai été frappée alors, comme beaucoup, par la force du discours de Simone Veil à l’Assemblée. Ses mots témoignaient d’une profonde sensibilité à la souffrance des femmes, qu’elle avait su écouter. Elle sut aussi décrire crûment aux députés les terribles conséquences des avortements pratiqués dans la clandestinité et l’injustice sociale de cette situation pour les femmes qui ne pouvaient faire le voyage en Suisse ou à Londres. Certaines voix féministes, par la suite, lui ont reproché étourdiment d’avoir dit que l’avortement était « toujours un drame » et qu’aucune femme n’y recourait « de gaieté de coeur ». Mais toutes celles qui se sont trouvées dans cette situation savent qu’elle avait raison.
Un autre débat, moins violent que celui sur l’IVG, mais aussi passionné, me donna l’occasion de rencontrer Simone Veil : celui qui s’ouvrit en 1996 sur la question de la parité hommes/ femmes en politique.
A l’époque, il y avait 6% de femmes à l’Assemblée, et 5% au Sénat, sans parler des élections locales. Devant cette situation choquante, Simone Veil prit une grande part dans la mobilisation des femmes pour réclamer des mesures capables de corriger cette anomalie et signa le fameux « Manifeste des dix pour la parité ». Comme pour l’IVG, la question traversait les différentes familles politiques et Simone Veil s’engagea sans état d’âme au côté de femmes de gauche, comme Yvette Roudy et Catherine Tasca.
J’étais moi aussi convaincue qu’il fallait trouver les moyens juridiques d’inclure les femmes, de façon effective, dans la vie démocratique et je me suis alors engagée dans le débat public en soutenant le principe d’une démocratie avec les femmes et contre l’idée que, après avoir été très longtemps exclusivement masculin, le citoyen n’avait plus de sexe. Cette prétendue « neutralité » permettait de maintenir discrètement les femmes à l’écart des responsabilités. Certes, en droit, les femmes étaient électrices et éligibles, mais en fait, le pouvoir politique restait largement un monopole masculin. Dans ce contexte, Simone Veil souhaita me rencontrer, et je découvris alors une femme très enjouée et chaleureuse dans la conversation. Elle se montrait particulièrement moqueuse à l’égard de ceux qui ne voyaient dans la parité qu’une revendication « particulariste » ou « communautariste ».
Si Simone Veil se sentait elle-même républicaine et universaliste, il lui semblait incontestable que l’humanité était universellement constituée d’hommes et de femmes. D’après les propos qu’elle me tint, je crois pouvoir dire qu’elle était parfaitement consciente du fait que la condition des femmes était socialement construite, tout comme les critères culturels de la « féminité » et bien sûr les inégalités de droits entre les sexes, dont témoigne toute notre histoire. Mais l’idée qu’on pourrait effacer la distinction de sexe la faisait franchement rire, y compris pour penser la nation. La souveraineté nationale ne pouvait continuer, à ses yeux, d’être exercée par une sorte d’« aristocratie masculine » (ce sont ses termes). Finalement, l’idée de parité fit son chemin et, bien que le président Chirac ne voulût pas que le mot lui-même figurât dans la loi, le principe de « l’égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives » fut voté en 1999 et inscrit dans la Constitution.
Le féminisme de Simone Veil reposait sur un véritable humanisme, sans doute ancré dans l’expérience tragique de la déportation et de la mort des siens. A la barbarie, elle a voulu opposer la fraternité des peuples et la dignité de la personne humaine. J’ai retrouvé Simone Veil en 2008, alors qu’elle présidait le comité de réflexion sur le préambule de la Constitution, et qu’elle avait souhaité m’auditionner. Son souci majeur était de graver dans le marbre le principe selon lequel la République « reconnaît l’égale dignité de chacun ». Cela dit tout.