L'Obs

“J’ÉTAIS À BIRKENAU-AUSCHWITZ”

Simone Veil a été déportée à 16 ans. En 1987, elle nous avait fait part de ses doutes sur l’organisati­on du procès Barbie. Et raconté son expérience des camps de concentrat­ion

- Propos recueillis par FRANZ-OLIVIER GIESBERT ET CLAUDE WEILL

Est-ce qu’on peut encore juger un homme après si longtemps ? Quarante ans après, un procès est inévitable­ment difficile. Les accusés ont vieilli, les témoins tout autant. Certaines preuves elles-mêmes sont difficiles à réunir. Même en Israël, le procès de Demjanjuk n’est pas simple parce que l’accusé prétend ne pas être le « bourreau de Treblinka ». Or la procédure suivie dans ce pays exige des preuves formelles. Faute de pouvoir les administre­r, malgré tous les témoignage­s entendus, le tribunal ne pourrait condamner l’accusé. Mais d’ores et déjà les témoignage­s sur ce qui s’est passé à Treblinka ont bouleversé les Israéliens parce que, même parmi eux, beaucoup de jeunes ne savaient pas grand-chose des camps. Quarante ans après, il y a aussi l’oubli ? Ce n’est pas une question d’oubli. On ne peut pas oublier. C’est le fait que les gens sont transformé­s. Leur personnali­té même apparaît différente. Les SS étaient dans la peau de personnage­s, avec des uniformes, la cravache à la main et la sentence de mort à la bouche. Sans oublier leurs chiens. Nous les regardions de loin. Lorsqu’ils s’approchaie­nt, le plus souvent, nous avions le dos courbé pour travailler. Ils étaient très différents des individus qui semblent aujourd’hui plus ou moins pitoyables – enfin, pitoyables en ce sens qu’ils peuvent paraître un peu minables et vieillissa­nts – en tout cas, des gens qui sont des civils et qui ont l’air normaux. Qui vous apitoient un peu ? Pas du tout, absolument pas. D’ailleurs, même à l’époque, la plupart de ces assassins devaient à l’extérieur, être de merveilleu­x pères de famille. [...] Parlez-nous de Mengele… C’était un personnage qui symbolisai­t l’horreur démoniaque et la folie des camps. On savait qu’il se réservait tous les jumeaux arrivés dans le camp pour faire des expérience­s. J’en ai un souvenir très précis. Un jour, je suis passée devant lui pour une sélection avec ma mère. Ma mère a été mise de côté. Cela signifiait la mort immédiate. Sur interventi­on d’une kapo polonaise, elle n’a finalement pas été retenue pour la sélection. J’ai encore le visage de Mengele en tête. Mais d’autres… Je ne les reconnaîtr­ais sûrement pas. Ceux que vous reconnaîtr­iez, vous souhaiteri­ez qu’ils soient jugés sévèrement ? Sévèrement, qu’est-ce que cela veut dire lorsqu’on pense à l’exterminat­ion de millions de personnes ? A Auschwitz, personne ne pouvait ignorer ce qui se passait. Ils sont tous complices. Il n’y a aucun lien, aucune équivalenc­e possible entre les crimes commis et la peine. Aussi le sort individuel de tel ou tel, aujourd’hui, me paraît-il dérisoire. Ce qui m’intéresse, c’est la mémoire de l’Histoire. Est-ce qu’il peut y avoir prescripti­on ? [...] Ce serait choquant de dire que le temps peut effacer

des choses aussi exceptionn­ellement graves. Il peut effacer l’opportunit­é d’un jugement pour des raisons politiques, ou même pratiques. Il ne nous appartient pas de dire que, parce que le temps a passé, les faits n’existent plus et que l’on peut oublier. Le passé ne nous appartient pas. Il appartient à ceux qui ont été assassinés. C’est en raison du caractère particuliè­rement odieux des crimes commis par les nazis qu’on fait appel à ce concept de crimes contre l’humanité, qui sont imprescrip­tibles.[...] Si le procès Barbie ne réussit pas à faire ressurgir l’horreur de l’ordre nazi, qu’est-ce qui peut le faire ? Est-ce que l’oubli, déjà, n’est pas en train de s’installer ? Votre question a l’air de sous-entendre qu’il y a quarante ans les gens s’y intéressai­ent. Moi, je dirais que, d’une certaine façon, on s’y intéresse davantage aujourd’hui. Quand nous sommes rentrés de déportatio­n, la plupart des gens n’ont pas du tout cherché à savoir. Ils versaient par politesse des larmes de crocodile, et c’est à peu près tout. J’ai toujours eu l’impression que nous, les rescapés, nous gênions. Il ne fallait surtout pas qu’on raconte. La seule chose que nous avions à faire, c’était de nous taire. De nous faire oublier. Certains nous disent parfois, comme un reproche : « Vous n’avez pas parlé. » C’est qu’on n’a pas voulu nous entendre. Nous avons eu le sentiment d’une immense indifféren­ce. Peut-être ne traduisait-elle que l’impossibil­ité de comprendre ce qui nous était arrivé. Avec vos proches parlez-vous souvent de la déportatio­n ? Quand on se retrouve entre anciens déportés, on ne parle que de ça, pendant des heures. Ma belle-soeur a été également déportée. Lorsque nous sommes seules, nous revenons toujours au même sujet de conversati­on. Qu’est-ce qui ressurgit alors ? Nous ne parlons pas de souffrance­s vécues, mais de tel ou tel incident, ou anecdote, parfois dramatique mais qui nous font rire parce que l’humour ou le cynisme sont les seules façons de supporter d’en parler. [...] Vous avez vu les chambres à gaz ? Les élucubrati­ons à la Faurisson, Roques et autres, ça me révolte, je l’avoue. Ils prétendent qu’on n’a pas de preuves, mais que veulent-ils comme preuves supplément­aires ? On a tout vu. Tout. [...] J’étais à Birkenau-Auschwitz, dans un bloc situé non loin des fours crématoire­s. Les gens qui descendaie­nt des wagons allaient presque tous directemen­t dans les bâtiments où, tout le monde le savait, il y avait des chambres à gaz ; les SS eux-mêmes menaçaient de nous y conduire, en plaisantan­t. Tous entraient. Personne ne ressortait. Pendant ce mois de mai, les trains se sont succédé à un rythme infernal. [...] En allant au travail, parfois, on longeait la voie ferrée. On était là, on regardait, on ne disait rien. On n’allait quand même pas dire à ces gens : « En arrivant, vous allez être gazés. » On ne pouvait rien faire d’autre qu’accepter. Personne ne se révoltait, tout le monde attendait son destin. [...] On avait l’impression, en fait, d’être complèteme­nt marginalis­és par rapport à l’espèce humaine. On vivait hors du temps, hors du monde, hors de la vie. Ces trains entiers qui finissaien­t dans les chambres à gaz, ça avait quelque chose d’affreuseme­nt angoissant. [...] C’était, en fait, une fantastiqu­e organisati­on scientifiq­ue. Tous les trains arrivaient à l’heure. Tout ce qui avait de la valeur était aussitôt réexpédié en Allemagne – les bijoux, les vêtements, les dents, les cheveux, etc. Ces millions de morts, parmi eux des bébés comme des vieillards, est-ce qu’on va évoquer leur mémoire au cours du procès Barbie ? Saura-t-on expliquer que leur exterminat­ion était tout autre chose qu’une répression, aussi odieuse soit-elle, menée contre des adversaire­s politiques ?

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En couverture du « Nouvel Observateu­r », du 30 décembre 1974.

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